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Comment Blocher est sorti des décombres les poches pleines
No 7 - 17 février 2011
Il y a dix ans, Alusuisse a été vendue à l'étranger - un coup dur pour le Valais. Christoph Blocher et Martin Ebner en étaient les maîtres d'œuvre. La transaction leur a rapporté un milliard de francs.
Par Dominik Gross (texte) et Ursula Häne (photo)
Le processus de coulée est surveillé.
Emanuel Meyer, directeur général d'Alusuisse pendant de nombreuses années, disait en 1960 : "Alusuisse ne peut être ébranlée que lors de la fin du monde". C'est ce que l'on peut lire dans l'histoire de son entreprise, présentée l'automne dernier par l'historien économique Adrian Knöpfli. La chronique de Knöpflis montre toutefois que ce n'est pas le Jugement dernier qui a scellé quarante ans plus tard la fin de l'une des dix plus grandes entreprises suisses, mais trois hommes : Sergio Marchionne, Martin Ebner et Christoph Blocher.
Malgré une bonne marche des affaires, Alusuisse-Lonza (A-L) était sous pression dans les années 90 : les marchés des matières premières étaient inondés d'aluminium bon marché en provenance de Russie. Les prix de l'aluminium ont fortement chuté. Le secteur a réagi par des accords sur les quantités produites, qui s'apparentaient à des cartels, et par de grandes fusions. Alusuisse s'est alors retrouvée de plus en plus isolée et est devenue une proie toute trouvée pour les jongleurs du marché financier national comme Ebner, Blocher et Marchionne.
Sergio Marchionne - membre du conseil d'administration de l'UBS jusqu'en 2010 et aujourd'hui président de Fiat/Chrysler - est devenu CEO d'Alusuisse en 1997. Il a fait ses débuts avec une phrase qui a surtout plu à la bourse : "Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour augmenter la valeur actionnariale". Immédiatement, le cours de l'action est parti "comme une fusée" ("Cash").
A l'époque, Martin Ebner et sa BZ-Bank fonçaient à travers le paysage économique suisse comme un joueur compulsif à travers le casino et enseignaient aux plus grandes entreprises à avoir peur. La société A-L, rebaptisée entre-temps Algroup, a également ressenti sa rage de jouer : l'intime de Blocher a acheté des actions en masse, au printemps 1998, il en possédait déjà 11 pour cent. Puis Christoph Blocher a rendu public les 5,6% qu'il détenait alors. Le propriétaire d'Ems-Chemie, alors conseiller national UDC, s'intéressait surtout à la branche chimie du groupe (l'ancienne Lonza), qui concurrençait son Ems-Chemie.
Le cours de l'action Algroup a continué à grimper et Marchionne s'est senti "flatté" par l'engagement des deux hommes. De nombreux citoyens suisses n'étaient pas non plus gênés par les affaires de Blocher. En automne 1999, son UDC fêtait le plus grand triomphe politique de son histoire : elle gagnait 7,6 points de pourcentage aux élections fédérales et était désormais la force la plus importante au Parlement avec 22 pour cent de l'électorat.
Plus que des personnes issues du secteur financier
Les premiers projets de fusion d'Algroup avec des groupes allemands, français et canadiens ont échoué - notamment à cause d'Ebner, qui était entre-temps devenu président du conseil d'administration et qui craignait une perte de plusieurs milliards sur ses investissements en cas de fusion.
Ebner et Blocher réorganisent alors le groupe : au conseil d'administration, outre Blocher, ne siègent plus que des personnes issues du secteur financier. En automne 1999, les secteurs de la chimie et de l'énergie ont été séparés. L'entreprise de chimie fine Lonza, avec sa grande usine à Viège, était à nouveau indépendante 25 ans après la fusion de 1974. La nouvelle direction ressemblait cependant à s'y méprendre à celle d'Alusuisse : Marchionne était délégué du conseil d'administration, et à ses côtés siégeaient les nouveaux actionnaires principaux de Lonza, Ebner (président) et Blocher (vice-président). Le trio a été généreux avec sa nouvelle entreprise : Pour sa séparation d'Algroup, Lonza a reçu 1,7 milliard de francs de la caisse de ce dernier, le siège principal à Zurich Seefeld et d'autres biens immobiliers. En 2001, le bénéfice net de Lonza a augmenté de trente pour cent. En outre, des parties de l'entreprise ont été vendues pour un milliard, dont l'ancienne branche énergie d'Algroup. Aujourd'hui, la Lonza compte parmi les groupes pharmaceutiques les plus en vue de Bâle et, avec son usine de Viège où travaillent 2800 personnes, elle est toujours le plus grand employeur industriel du Valais.
Entre-temps, les actionnaires de Rest-Algroup l'avaient rebaptisé Alusuisse Group en juin 2000 et s'étaient octroyé des dividendes exceptionnels. Ce sont les gros actionnaires Ebner et Blocher qui ont fait les plus gros bénéfices. En dix-huit mois seulement, ils ont dépecé le groupe Alusuisse et pillé les caisses. Il était désormais possible de vendre : En octobre 2000, le groupe Alusuisse a été repris par la société canadienne Alcan. Celle-ci a également fait des affaires formidables avec le groupe qui était toujours bien positionné. Entre 2000 et 2010, la moitié des emplois ont été perdus dans les anciennes usines Alusuisse de Sierre, Chippis et Steg.
Une contradiction qui rapporte
Selon l'historien Knöpfli, les mandats de Blocher et d'Ebner ont été "les plus courts de l'histoire d'Alusuisse, mais dans ce court laps de temps, ils ont provoqué la fin de 112 ans d'histoire d'un grand groupe industriel suisse".
Fin 2001, Christoph Blocher a également démissionné du conseil d'administration de Lonza. Il est sorti des décombres d'Alusuisse, qu'il avait lui-même fait s'effondrer, les poches pleines à craquer. Deux ans plus tard, les bourgeois du Parlement l'ont nommé conseiller fédéral. Ebner s'est effondré lors de la crise dotcom de 2001/02. Au total, les deux hommes avaient gagné près d'un milliard de francs avec les deals d'Alusuisse.
Depuis, Blocher a toujours affirmé qu'Alusuisse n'aurait pas survécu seule. Bruno Böhm, un ancien négociant en métaux qui a été là pendant trente ans et jusqu'à la fin, dit aujourd'hui : "Parmi les cadres moyens, nous étions convaincus, contrairement à l'étage de la direction, qu'Alusuisse avait un avenir autonome". Une seule chose, admet Böhm, et c'est l'ironie de cette histoire, a vraiment rendu la vie difficile à Alusuisse : le non à l'EEE en 1992. En ces temps troublés, il a considérablement compliqué la coopération internationale d'Alusuisse. L'heure de gloire politique de Blocher a donc également marqué le début de la fin d'Alusuisse.
Blocher a vendu à l'étranger une entreprise suisse de tradition et à la Suisse un cavalier seul politique. Une contradiction profitable : elle lui a apporté le succès économique et le pouvoir politique.
Adrian Knoepfli : Sous le signe du soleil. Ombres et lumières sur Alusuisse 1930-2010, éditions Hier+Jetzt, Baden 2010. 319 pages, 88 francs.