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Une autre histoire des civilisations
—Michael Marshall,publié le 27 juin 2023 (et le 25.12.2023)
Il y a 10 000 ans, l'humanité est passée de l'ère des chasseurs-cueilleurs à des organisations sociales complexes. On croyait que l'essor de l'agriculture avait été l'élément déclencheur, mais de récentes découvertes scientifiques contredisent ce récit.—New Scientist, extraits [Londres]
Tout au long de son existence, ou presque, notre espèce a parcouru la planète, vivant de la chasse et de la cueillette en petits groupes, se déplaçant vers de nouvelles régions où le climat était propice, et les quittant quand les conditions devenaient intenables. Pendant des centaines de milliers d'années, nos ancêtres ont utilisé le feu pour cuire leurs aliments et se réchauffer. Ils ont fabriqué des outils, des abris, des vêtements et des bijoux – mais leurs possessions se limitaient à ce qu'ils pouvaient emporter. Parfois, ils ont croisé d'autres hominidés, comme les Néandertaliens, et il est arrivé qu'ils aient des relations sexuelles avec eux.
Durant des dizaines et des dizaines de siècles, l'histoire s'est poursuivie sans jamais être écrite. Puis, il y a 10 000 ans, tout a commencé à changer.
En certains endroits, les gens ont commencé à cultiver des végétaux. Ils sont restés plus longtemps sur un même site. Ils ont construit des villages et des villes. Divers génies méconnus ont inventé l'écriture, l'argent, la roue et la poudre. En quelques millénaires à peine – un clin d'œil au regard de l'évolution –, des cités, des empires et des usines se sont multipliés partout sur la planète. Aujourd'hui, la Terre est ceinturée de satellites en orbite et sillonnée de câbles Internet. Rien de tel n'avait jamais eu lieu.
Les archéologues et les anthropologues se sont efforcés d'expliquer cette transformation aussi rapide qu'extraordinaire. Leur récit, le plus souvent, évoque une sorte de piège : une fois que les gens se sont mis à l'agriculture, il n'a plus été possible de faire marche arrière, et l'humanité a été emportée par une cascade de complexité sociale qui a abouti inexorablement à la hiérarchie, aux inégalités et à la destruction de l'environnement.
Cette vision lugubre de l'avènement de la civilisation s'est imposée durablement. Or plus on étudie de sociétés, moins cette version des faits paraît plausible. Confrontés à des indices dérangeants, nous sommes contraints de revisiter l'histoire de nos origines. Et, ce faisant, il nous faut aussi repenser ce que peut être une société.
Homo sapiens, notre espèce, existe depuis environ 300 000 ans – à quelques millénaires près. Pendant presque tout ce temps (y compris pendant le tumulte des glaciations), nous avons été des chasseurs-cueilleurs. Alors pourquoi abandonner un mode de vie qui 72 a si bien fonctionné pendant si longtemps ? C'est la question fondatrice, à la racine de la civilisation humaine. “Aucune raison évidente ne permet d'expliquer pourquoi les gens ont commencé à vivre dans des villages et à domestiquer [les végétaux et les animaux]”, constate Laura Dietrich, de l'Institut autrichien d'archéologie de Vienne. “C'est une des plus formidables ruptures dans l'histoire de l'humanité.”
Quoi qu'il en soit, même le fait de débattre de ce sujet peut se révéler difficile. Les penseurs occidentaux ont par tradition considéré la société moderne industrialisée comme étant intrinsèquement supérieure à celle des chasseurs-cueilleurs, ce qui déformait leur jugement. “Nous ne pouvons pas partir du principe que c'est toujours une bonne chose, ni même que c'est toujours une mauvaise chose”, déclare Daniel Hoyer, directeur de projet chez Seshat Global History Databank, qui transforme l'énorme volume d'informations sur les sociétés humaines du passé en une forme adaptée à la recherche sur ces questions.
De plus, une grande partie de la terminologie liée à cette transition s'accompagne d'affirmations déplaisantes sur la race, le genre et l'empire. Le mot “civilisation”, en particulier, comporte des sous-entendus évidents, surtout quand on l'oppose à “barbares”, “sauvages” et “primitifs”.
En dépit de ces difficultés, les anthropologues avaient reconstitué une histoire permettant d'expliquer ce bouleversement gigantesque dans notre évolution. La logique voulait que des gens qui se trouvaient dans des régions particulièrement fertiles se soient essayés à l'agriculture parce que ça semblait être une bonne idée – et qu'ils se soient ensuite aperçus qu'il était impossible de revenir en arrière. En produisant davantage de nourriture, ils ont déclenché une croissance démographique, ce qui les a obligés à trouver toujours plus de vivres. Les individus qui étaient en mesure de le faire ont contrôlé la livraison de céréales et sont devenus les premiers dirigeants et empereurs de ce qui avait été jusque-là des sociétés égalitaires. Pour rester aux commandes, ils ont créé ou maîtrisé tout ce qui fait un État, comme l'écriture, les lois et les armées.
Considérée sous cet angle, la civilisation a des avantages et des inconvénients. Elle apporte des bénéfices, tels que la littérature, la médecine et le rock, mais elle a aussi un coût, comme les inégalités, la fiscalité et des pandémies meurtrières qui nous sont transmises par le bétail. Comme le docteur Faust, nos ancêtres ont conclu un pacte avec le diable. L'histoire de la civilisation est une tragicomédie auréolée d'un peu de la puissance d'un grand mythe.
Or de plus en plus d'indices montrent que ce ne serait là que de la fiction.
Le premier problème, c'est que cette version donne une fausse image des sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui étaient en fait beaucoup plus variables et complexes qu'on ne le pensait. Une erreur qu'incarne idéalement le site de Göbekli Tepe, juché au sommet d'une colline dans le sud de la Turquie. À partir du milieu des années 1990, des fouilles sur place ont mis au jour des enclos circulaires, chacun contenant des piliers de pierre en forme de T de plusieurs mètres de haut, certains ornés d'animaux gravés ou d'autres symboles. Des bâtiments rectangulaires encadraient ces enclos.
Tout cela n'aurait rien de surprenant si Göbekli Tepe ne datait pas d'il y a 11 500 à 10 000 ans – soit avant l'origine de l'agriculture. “Ici, il n'y a pas de végétaux ou d'animaux domestiqués”, précise Laura Dietrich. C'est donc la preuve que les chasseurs-cueilleurs créaient parfois une architecture monumentale, ce que l'on pensait autrefois indissociable des sociétés agricoles.
Nous n'avons aucun moyen de savoir pourquoi Göbekli Tepe a été construit. Ce n'était apparemment pas un espace de vie : on n'y trouve aucune source d'eau ni de trace de foyers permanents. Par conséquent, peu de gens devaient y résider en permanence, poursuit Laura Dietrich. Toutefois, les piliers de pierre, ou mégalithes, sont trop grands pour avoir été transportés par de petits groupes. “Les principales preuves dont on dispose sur la construction semblent indiquer que des groupes venant d'autres régions se sont réunis ici pour faire quelque chose, avec une idée commune”, ajoute-t-elle.
Une idée commune qui était peut-être religieuse, ou un rituel plus flou. L'imagerie a été interprétée comme masculine : certains des animaux gravés ont des pénis, alors que l'on n'a identifié aucune représentation féminine. Quelques crânes humains ont été retrouvés, mais il est difficile d'établir si ce sont ceux d'hommes ou de femmes. Il y a aussi des creusets de pierre qui servaient à moudre des céréales sauvages pour en faire de la bouillie et d'énormes quantités de bière. Certains avancent que le site accueillait des groupes d'hommes qui se livraient à des rites d'initiation.
“Les archéologues ne savaient pas que quelque chose comme Göbekli Tepe pouvait exister”, assure Laura Dietrich. Malgré tout, depuis sa découverte, des mégalithes remontant à la même époque ont été trouvés sur des sites voisins comme Karahan Tepe, ainsi que d'autres types de monuments laissés par des chasseurs-cueilleurs, comme les immenses tertres de Poverty Point, en Louisiane [aux États-Unis]. Ce sont des exemples frappants de la capacité des chasseurs-cueilleurs à agir d'une façon étonnamment complexe. Il y en a d'autres.
Ces dernières années, les études menées sur des groupes de chasseurs-cueilleurs modernes ont aussi bouleversé la vision que l'on avait de leurs structures sociales. “En règle générale, les gens imaginent que les chasseurs-cueilleurs vivaient en petits groupes nomades assez égalitaires et coopératifs, commente Adrian Jäggi, de l'université de Zurich, en Suisse. Mais en réalité on trouve de nombreux exemples de ce que certains définissent comme des 'chasseurs-cueilleurs complexes'. Ces gens pouvaient être plutôt sédentaires et dotés d'un haut niveau de stratification politique. Il pouvait y avoir une classe dirigeante héréditaire, par exemple, où la position de chef était héritée. Ils connaissaient l'esclavage et la guerre.”
Si bien des questions restent sans réponse, une chose est claire : la version traditionnelle de l'histoire, à savoir que les sociétés complexes sont apparues avec le développement de l'agriculture, ne tient pas debout. Du moins, pas tout le temps. Les chasseurs-cueilleurs étaient capables de former de grands groupes, d'accomplir des rituels et de construire des monuments sophistiqués. L'agriculture n'a pas été une condition préalable.
Pourquoi les gens se sont-ils mis à l'agriculture, pour commencer ? Cette interrogation est elle aussi une source de confusion importante. Il peut être utile d'imaginer à quoi ressemblaient les premières fermes, suggère Amy Bogaard, de l'université d'Oxford. Oubliez les grandes exploitations industrielles d'aujourd'hui, là, nous sommes plus proches du jardinage. “Il faut penser à une échelle spatiale radicalement différente, mais aussi envisager une concentration plus intense des moyens, et l'amélioration potentielle des conditions d'exploitation susceptible de survenir sur une échelle aussi petite.” Et il faut se souvenir que les premiers agriculteurs n'étaient pas que cela : “La cueillette, la chasse, la pêche, la capture d'oiseaux, tout cela continuait en même temps.”
La raison évidente qui aurait pu pousser les gens à se lancer dans l'agriculture pourrait être la nécessité de produire plus de nourriture, ou du moins de s'assurer une source de nourriture plus prévisible. Pourtant, on dispose de peu de preuves en ce sens. En fait, certains ont même proposé le contraire.
Jared Diamond, de l'université de Californie à Los Angeles (Ucla), est célèbre pour avoir décrit l'agriculture comme la “pire erreur de l'histoire de l'espèce humaine”, citant en guise de preuve le fait que les agriculteurs étaient plus petits que les chasseurs-cueilleurs, qu'ils souffraient plus souvent de malnutrition et de maladies et qu'ils vivaient moins longtemps. Mais ce sont des généralisations de cas particuliers. Les indices dont on dispose aujourd'hui nous incitent à prendre en considération ce qui se passait au niveau régional.
Intéressons-nous au cas de Çatalhöyük, en Turquie, où vivait un groupe d'agriculteurs dans un village densément peuplé d'il y a 5 000 à 7 100 ans. “C'est un peu la base de données idéale, une expérience qui a duré mille cinq cents ans et qui a plutôt réussi, souligne Amy Bogaard. Il y a des hauts et des bas démographiques, mais la communauté s'est dotée d'un système de culture diversifié, elle exploitait cinq ou six céréales différentes, un nombre comparable de légumineuses et elle pratiquait abondamment la collecte de nourriture.”
En comparaison, l'agriculture en Grande-Bretagne a connu des débuts difficiles. Le temps que les populations locales l'adoptent, beaucoup de cultures principales avaient été abandonnées, ce qui ne laissait que quelques types de céréales. Ce qui a entraîné un cycle instable de prospérité et d'effondrements, qui ont vu les populations croître pendant quelques siècles, puis diminuer et se disperser quand les récoltes étaient mauvaises. “Ce n'est tout simplement pas assez diversifié, insiste Amy Bogaard. Il n'y a pas une variété suffisante d'espèces pour pouvoir rebondir entre ces pics et ces déclins inévitables.”
Ces expériences agricoles radicalement différentes expliquent peut-être pourquoi des bases de données plus étendues n'indiquent pas une baisse générale de la taille chez l'homme. Une étude publiée cette année par Jay Stock et ses collègues de la Western University de l'Ontario, au Canada, compile les informations prélevées sur 3 507 squelettes en Europe, en Asie et en Afrique du Nord, d'il y a 34 300 ans à nos jours. La taille moyenne a diminué dès le début, longtemps avant l'avènement de l'agriculture, jusqu'à il y a environ 6 000 ans, quand elle a recommencé à augmenter – peut-être à la suite du développement de l'élevage laitier.
On ne peut certes pas affirmer que l'agriculture a été synonyme de gains nutritionnels. Mais elle n'a pas non plus l'air d'avoir été un piège. “On trouve un certain nombre d'exemples de groupes qui ont adopté puis abandonné l'agriculture”, déclare David Wengrow, de l'University College de Londres. Entre autres dans le sud-ouest de l'Amérique du Nord, où, avant l'arrivée des Européens, des peuples avaient vécu en cultivant le maïs et les haricots au lieu de pratiquer la cueillette. “Parfois, ça a eu lieu même pendant la préhistoire, ajoute-t-il. Stonehenge et d'autres monuments néolithiques des îles Britanniques ont été érigés par des populations qui avaient adopté les cultures céréalières venues d'Europe continentale, puis ont recommencé à cueillir des noisettes comme source principale d'alimentation végétale.”
Peut-être le développement de l'agriculture a-t-il eu des raisons sociopolitiques. Certaines sources suggèrent qu'il a fallu qu'existe la notion de propriété privée. L'agriculture peut aussi avoir eu des explications culturelles. “Les gens veulent rester à un endroit donné, dit Bogaard. Ils sont attachés à cette partie du paysage, et ils font ce qu'il faut pour que cela devienne possible sur le plan écologique.” Des activités comme les inhumations, qui permettent aux gens de rester près de leurs parents défunts, en sont une preuve.
Une énigme n'en subsiste pas moins. Pourquoi les populations dans des endroits aussi différents que la Mésopotamie, le nord de la Chine et l'Amérique du Sud se sont-elles toutes orientées vers l'agriculture en l'espace de quelques millénaires ?
La réponse réside peut-être dans le changement climatique. Dans la période qui s'étend jusqu'à il y a 10 000 ans (le Pléistocène), les températures ont considérablement varié au fil des décennies et des siècles. “Un mode de vie nomade à base de chasse et de cueillette est la meilleure façon de vivre quand les conditions sont si imprévisibles”, assure Adrian Jäggi. Depuis, durant notre époque (l'Holocène), le climat, plus prévisible, a permis à l'agriculture de prospérer. Néanmoins, l'être humain ne s'est pas mis à cultiver et à bâtir des sociétés complexes uniquement durant l'Holocène. Au contraire, “ça a toujours existé”, affirme Daniel Hoyer. Simplement, les humains n'ont pas pu adopter une vie agricole sédentaire de manière permanente tant que le climat est resté instable.
En résumé, nous savons désormais que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient beaucoup plus diverses qu'on ne le pensait, certaines organisées en fonction d'une hiérarchie et construisant des monuments. Nous savons aussi que l'agriculture n'a pas été un piège ; on ne peut pas affirmer non plus qu'elle a été tout à fait bénéfique ou totalement mauvaise : tout dépend de là où elle a été pratiquée, et comment. Il va maintenant nous falloir expliquer pourquoi certaines sociétés sont devenues incroyablement plus complexes : pourquoi elles se sont stratifiées socialement, avec des dirigeants puissants et l'invention rapide de l'écriture, de l'argent et de nouvelles technologies.
Il est ardu de démêler les différentes façons dont les sociétés ont changé et de distinguer les causes des effets. Le projet Seshat, du nom de la déesse égyptienne de l'Écriture et de la Connaissance, est parmi les plus ambitieux dans ce domaine. “Nous avons compilé une gigantesque base de données sur le passé”, annonce Daniel Hoyer. Cette base de données décrit des changements dans les sociétés à des intervalles de cent ans, à l'aide d'une gamme de variables afin d'évaluer la complexité. Lancé en 2011, Seshat a commencé à fournir quelques conclusions stupéfiantes.
La première étude d'envergure, publiée en 2017, se demandait si les sociétés avaient tendance à se développer de façon similaire ou si chacune suivait son chemin particulier. L'équipe de Seshat a étudié 414 sociétés sur les 10 000 dernières années. Pour chacune, elle disposait de données sur 51 variables, allant de l'échelle spatiale et de la densité de population aux niveaux de hiérarchie administrative, à l'utilisation de l'écriture et la construction de systèmes publics qui profitent à tous, comme des réseaux d'irrigation. Il en est ressorti que le processus de complexification est semblable dans tous les cas. “Elles acquièrent ces caractéristiques d'un seul coup, et cela vaut pour toutes les cultures au fil du temps”, souligne Daniel Hoyer.
Cinq ans plus tard, les chercheurs de Seshat ont voulu découvrir ce qui déclenchait ce changement de société. Ils ont établi une liste de 17 possibilités, telles que l'agriculture, l'échelle géographique et la hiérarchie sociale, et ont analysé les données en calculant que, si un facteur était le déclencheur, il devrait logiquement précéder les autres. Leur étude laisse entrevoir que l'agriculture a effectivement joué un rôle, mais que le facteur le plus important, c'est la guerre.
“C'est l'intensité de la technologie militaire, la menace des autres sociétés, leur puissance, leur capacité à vous éradiquer”, décrit Daniel Hoyer. L'apparition d'armes en fer et de la cavalerie, au cours du premier millénaire avant notre ère, a été particulièrement cruciale. “Il y a eu cette pression sélective très forte en faveur de leur adoption, sous peine d'être écrasé par quelqu'un qui en aurait déjà disposé.”
Timothy Kohler, de l'université de l'État de Washington, doute toutefois que la guerre soit le moteur premier du processus de transformation. En 2020, ses collègues et lui ont analysé par eux-mêmes les données de Seshat. Ils se sont aperçus que les sociétés croissaient en termes d'échelle démographique et géographique, mais seulement jusqu'à ce qu'elles atteignent un seuil. La progression initiale se produisait souvent par l'annexion par la force d'entités voisines. Cependant, pour dépasser ce seuil, une société devait développer des systèmes de “traitement de l'information” comme l'écriture. “Le conflit est important, parce qu'il augmente l'échelle”, estime Timothy Kohler, mais tout ne se limite pas à la guerre.
Un autre résultat essentiel de l'équipe de Seshat a suscité une controverse encore plus marquée. À la lueur de travaux précédents, il était envisagé que les convictions religieuses puissent servir de ciment à une société et que le concept de “dieux moralisateurs”, qui s'intéressent de près au bien et au mal, soit un élément capital de la formation de grands États. Mais, en 2019, l'équipe de Seshat a conclu que la foi en des divinités moralisatrices n'était apparue que lorsque les sociétés étaient déjà de grande taille et ne pouvait donc pas avoir servi de moteur.
En réaction, un article a mis cette hypothèse en doute. “Il manquait beaucoup de valeurs dans leur série de données”, et chacune avait été codée comme une preuve de l'absence de dieux moralisateurs, dénonce Rachel Spicer, de la London School of Economics. Seshat a retiré son article par la suite. L'équipe a cependant refait ses analyses et publié les mêmes conclusions.
Pour certains chercheurs, cet épisode est symptomatique d'un problème de fond chez Seshat, dont le codage des données serait grevé par de nombreux préjugés. Aux yeux de David Wengrow, de l'University College, c'est un défaut impardonnable. Par exemple, il estime que les conclusions sur la guerre sont avant tout le produit de cette méthode. “Si vous commencez, comme le fait cette étude de Seshat, par définir la complexité en termes de technologies de la violence, de contrôle et d'extraction, alors, logiquement, vous allez en conclure que ces technologies sont les moteurs de la complexité.”
Tout ce que cela prouve sans l'ombre d'un doute, c'est qu'il est difficile de comprendre l'apparition de la civilisation. Là où, autrefois, nous avions recours à un récit de causes et d'effets qui expliquait tout, ces dernières années les archéologues et les anthropologues se sont détournés de cette approche. “Nous ne croyons pas que les sociétés évoluent toujours de façon aussi linéaire, où l'on passe des chasseurs-cueilleurs à des sociétés finalement complexes en franchissant quelques étapes en cours de route”, commente Stefani Crabtree, de l'université de l'État de l'Utah.
Ce qui est devenu une évidence au fur et à mesure que l'on a puisé dans davantage de données. “Beaucoup de ce que l'on savait sur la préhistoire du monde venait du Proche-Orient et d'Europe”, reconnaît Jennifer Kahn, du College of William & Mary, en Virginie. “Maintenant, nous avons beaucoup plus de données archéologiques sur ce qui se passe dans d'autres régions du monde, et nous sommes témoins d'une beaucoup plus grande variabilité.” Comme dans le cas des sociétés polynésiennes de l'archipel de la Société, dans le Pacifique, sur lesquelles elle a travaillé pendant des années. Vers 1650 est apparu un culte religieux qui limitait la capacité à faire la guerre à une poignée de chefs, qui ont alors englobé des potentats plus petits dans leurs domaines. Autrement dit : si la guerre a joué un rôle dans la naissance de systèmes complexes, la religion aussi a eu son importance.
Le message qu'il faut retenir est très éloigné de la vision que nous avions autrefois de la civilisation. “Il n'y a pas une seule recette qui décrit comment les sociétés deviennent plus complexes”, lance Jennifer Kahn. Ou, en d'autres termes, le scénario est plus riche et plus ingénieux que ce que l'on croyait. Le fait d'en comprendre les retournements et le sens caché ne fait pas qu'éclairer d'un jour nouveau notre passé, cela pourrait peut-être aussi nous aider à créer de meilleures sociétés à l'avenir.
Qui plus est, certains, comme David Wengrow, se réjouissent de la diversité exubérante et créative des formes que peuvent prendre les sociétés. En fait, il va même plus loin, en nous invitant à repenser le sens même de la complexité sociale. “Nous pourrions choisir de définir la complexité plutôt en termes de systèmes de parenté, de résilience écologique et de créativité artistique, s'enthousiasme-t-il. Et dans ce cas, selon moi, les indigènes de l'île d'Ambrym [au Vanuatu] pourraient arriver en tête de liste, tandis que les sociétés européennes seraient beaucoup plus bas dans le classement.”
avant la fondation des premières villes mésopotamiennes, dont l’Uruk de l’Épopée de Gilgamesh est l’archétype scolaire. On doit la découverte et l’étude des « mégasites » urbains ukrainiens de la culture Cucuteni-Trypillia à des chercheurs du bloc de l’Est durant la guerre froide, ce qui explique le peu de retentissement que leurs travaux ont eu jusqu’à nos jours.
La remarquable fertilité du sol, avec ces paysages steppiques typiques de l’Holocène formant à perte de vue un damier de prairies ouvertes et de forêts, dans ce qui allait devenir bien plus tard la Moldavie et l’Ukraine, entre les Carpates et l’Oural, y a attiré des peuples néolithiques originaires du Danube inférieur. Ils ont pratiqué là entre 4100 et 3300 avant J.-C., pendant près de huit siècles, à proximité immédiate de leurs sites d’implantation, une forme d’agriculture « dilettante »[4], et néanmoins complexe, alliant harmonieusement jardinage, élevage, entretien de vergers, chasse et cueillette, sans aucune trace d’épuisement des ressources, malgré des densités urbaines impressionnantes (plus de 10 000 habitants sur certains mégasites). Autre trait singulier : durant ces huit siècles de présence, cette culture n’a connu quasiment aucun conflit guerrier ni vu l’émergence d’une quelconque aristocratie à visée impériale. La décoration des ustensiles du quotidien laisse même entrevoir la place prééminente qu’y tenaient les femmes.
Mais c’est la structure même des villes, uniforme d’un site à l’autre, chaque site étant distant de son voisin de 10 à 15 kilomètres, qui révèle une organisation sociale déjouant les représentations ordinaires que nous nous faisons de l’aube civilisationnelle, avec ses héros fondateurs et ses prêtres-rois mythiques plus ou moins mégalomaniaques. Les mégasites ukrainiens, dont le plus grand connu, Taljanky, occupe une superficie de plus de 300 hectares, ont une forme circulaire, avec une concentration des habitations sur leur pourtour, dégageant un grand vide en leur centre, là où nous attendrions un ensemble administratif, une acropole-sanctuaire ou palatiale. Nous ignorons la ou les fonctions de cet espace immense pouvant contenir l’équivalent de deux grandes villes néolithiques anatoliennes : forum, place cérémonielle et/ou enclos à bétail ? En revanche, l’organisation de la partie habitée en quartiers aux limites mouvantes, marquées par des fossés ou des tranchées, chacun d’eux possédant une « maison commune » (dédiée peut-être aux activités politiques et judiciaires, et/ou aux festivités saisonnières), plus imposante que les autres, matérialise clairement un grand dynamisme des interactions sociales et familiales, au-delà du nombre de Dunbar[5], dans un cadre conceptuel partagé égalitaire, que l’ethnomathématique rapproche de celui des implantations traditionnelles basques des piémonts pyrénéens. Un tel schéma d’aménagement, très sophistiqué, et pas encore tout à fait déchiffré pour ce qui est de l’exemple ukrainien, où chaque maisonnée doit faire avec des voisins à sa droite comme à sa gauche, sans que personne ne puisse se croire le premier ou le dernier, favorise l’entraide et le roulement des tâches communautaires, de même qu’une exploitation raisonnée du biotope.
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Reconstitution du mégasite ukrainien de Taljanky © Wikipédia CC
L’un des principaux apports du livre de Graeber et Wengrow réside dans cette révélation, qu’il nous est difficile d’admettre, nous, Occidentaux, que d’autres formes de démocratie ont été expérimentées avant et après le moment athénien, très contraint par l’esclavage, la xénophobie et le sexisme régnant alors dans le monde grec, sur tous les continents et à de vastes échelles organisationnelles. Il se peut fort bien, une fois admis que nous ne détenons aucun monopole en la matière, que nous découvrions un jour des attestations plus anciennes encore que l’exemple ukrainien. On remarquera au passage que la découverte de ces cités ukrainiennes démocratiques du Néolithique est due à des savants travaillant pour un régime autoritaire qui, tout soviétique qu’il se prétendait, avait écrasé la démocratie des soviets, et qu’à l’inverse, nos très jeunes républiques démocratiques, si promptes à donner des leçons de libéralisme politique au monde entier, continuent largement d’ignorer des formes anciennes et non occidentales de démocratie, tout en cultivant une fascination mortifère pour les grands chefs à plumes et les pompes princières, dont on peut lire les effets dans l’organisation spatiale de nos métropoles et l’architecture du pouvoir. Souvenons-nous que les Lumières s’étaient choisi Sparte, et non Athènes, pour modèle. C’est en partie la raison pour laquelle la Révolution française envoya des « missionnaires armés », pour reprendre l’expression critique de Robespierre, répandre par le monde son évangile de liberté, d’égalité et de fraternité, préparant le terrain à l’Empire et à la restauration de l’ordre ancien sous un vernis bourgeois.
Depuis des siècles, nous nous racontons sur les origines de l’inégalité une histoire très simple. Pendant l’essentiel de leur existence sur terre, les êtres humains auraient vécu au sein de petits clans de chasseurs-cueilleurs. Puis l’agriculture aurait fait son entrée, et avec elle la propriété privée. Enfin seraient nées les villes, marquant l’apparition non seulement de la civilisation, mais aussi des guerres, de la bureaucratie, du patriarcat et de l’esclavage. Or ce récit pose un gros problème : il est faux.