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Le Figaro Magazine, no. 24115
EN COUVERTURE, vendredi 4 mars 2022 756 words, p. 44
Guerre Russie-Ukraine
Dans le Donbass, là où tout a commencé
Anne-Laure Bonnel
Dans les régions de Donetsk et de Lougansk aux mains des séparatistes prorusses épaulés par l'armée russe, la population civile vit, de son côté, au rythme des bombardements de l'armée ukrainienne qui refuse d'abandonner ces terres à Moscou.
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Partout autour de nous, dans cette zone dont les habitants qui n'ont pas fui en Russie sont considérés depuis huit ans par le gouvernement de Kiev comme des « terroristes » , les tirs d'artillerie lourde se succèdent. À Gorlovka, comme en 2015, lors du début de la guerre du Donbass, la population est recluse dans les caves, tentant d'échapper aux bombardements. La ville de 200 000 habitants, berceau des séparatistes prorusses, offre un spectacle de désolation : des tas de ruines, des maisons aux flancs éventrés, des immeubles aux vitres brisées, transpercés par les obus. Non loin, les champs de Nikolaïevka sont infestés de mines. Nous sillonnons ce paysage lugubre sans croiser âme qui vive. Parfois, des silhouettes se dessinent sur le bord de la route : des âmes en errance. Les magasins sont fermés. Les plus jeunes ont fui ou sont au front, il ne reste que les personnes âgées. Chaque jour compte son nouveau lot de blessés ou de morts.
«La peur ne s'en va jamais»
« Ici est morte une vieille dame dans sa maison, c'était tout ce qu'elle avait » , chuchote à Amrosveka, une ancienne ouvrière d'une soixantaine d'années, assise à même le sol. Depuis plusieurs jours, elle passe ses nuits dans les abris où se réfugient femmes et enfants. Elle boit de l'eau pour couper la faim. Son appartement a été détruit, assure-t-elle. « Dès que tu entends un bruit quelque part, un bout de ferraille ou le vent qui souffle, on se dit que les bombardements reprennent. Cette peur ne s'en va jamais » , raconte Andreï, 9 ans, les mains très agitées. Son regard inquiet fait des allers-retours entre le ciel, le sol et nous. Retour à Gorlovka et à sa réalité tragique. Tout a été abîmé, détruit ou rasé : les écoles, les parcs, les maisons. L'eau et l'électricité manquent. Des obus de mortier tombent régulièrement, comme pour détruire ce qui avait déjà été détruit ou les infimes résidus de vie qu'il restait. On nous montre les corps de deux institutrices qui étaient ensevelies sous les décombres. Depuis quelques jours, les blessés affluent à l'hôpital, où les moyens sont dérisoires. La plupart des médecins en poste avant 2014 sont pourtant restés et ont appris à faire avec les moyens du bord. L'un d'eux soupire : « Quand les familles arrivent jusqu'ici avec un membre de leur famille, ils n'ont pas les moyens de se loger ni de se nourrir correctement. »
Partout, le chaos
Dans la banlieue de Donetsk, le chaos est identique. Lundi 28 février, la ville a subi un énième bombardement des forces armées ukrainiennes. Un immeuble a été touché. Les rues sont vides, elles ont été évacuées il y a déjà plusieurs jours. La population se terre et se tait, épuisée. Les hommes, eux, sont mobilisés, galvanisés par le patriotisme et la colère. Quand on demande à un jeune soldat pourquoi il s'est engagé, la réponse fuse : « pour défendre les habitants contre les nazis » . La guerre contre « l'agresseur ukrainien » fait ici l'unanimité. On dénonce avec virulence « l'emprise de plus en plus croissante de l'empire américain » en Europe, l'Otan, Zelinsky. Les soldats posent fièrement avec leurs armes. Dans notre hôtel, un employé se plaint qu'en Europe, on sait qui est en tête du championnat de foot, où sont les belles plages pour les vacances, les meilleures stations de ski, « mais le Donbass, ça, ça ne vous dit rien! » Et l'homme de nous offrir un cours d'histoire et de géopolitique en nous rappelant que l'Ukraine occidentale se compose en grande partie d'anciens territoires polonais, tous catholiques, alors que l'Ukraine orientale, majoritairement russe orthodoxe, fait partie de la Russie kiévienne, l'ancien coeur de la Russie. « L'Occident semble ne pas vouloir prendre ces éléments en compte » , assure-t-il. Nous le quittons pour rejoindre un des abris où se rendent trop souvent depuis les débuts de cette « sale guerre » civile les habitants de la ville. On y croise des enfants ayant quitté les ruines de leurs maisons qui leur servent de terrains de jeu. Visages pâles, peaux abîmées, quintes de toux. Les traces de souffrances psychologiques sont omniprésentes. Les sourires sont rares. Comme si chacun craignait que le pire soit encore à venir. -
Illustration(s) :
Anne Laure Bonnel
Après un bombardement à Gorlovka.
Stanislav Krasilnikov/TASS/Sipa
Soldats de la milice de la république de Lougansk.
ANATOLII STEPANOV/AFP
Dans un abri de la banlieue de Donetsk.