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Proposition de Talleyrand de proposer le pendule qui bat la seconde à 45° de latitude comme base d'une nouvelle unité de mesure. Il supplie le roi de voter ce décret et de collaborer avec les anglais pour mettre en place ce système.
Citoyen ministre,[Talleyrand]
Je m'empresse de vous faire parvenir le catalogue des cinq cents volumes que nous avons choisis dans la Bibliothèque de Venise conformément au traité passé à Milan avec le général en chef.[2]
Dans les différentes bibliothèques du ci-devant état vénitien, nous n'avons trouvé que 241 manuscrits, tant grecs que latins, qui fussent dignes de la Bibliothèque nationale. Mais ces manuscrits sont extrêmement recommandables par leur antiquité, par leur beauté et par leur conservation.
Pour compléter les cinq cents volumes, nous avons choisi des éditions du XVe siècle, parmi lesquels on trouve au moins 59 éditions premières. Le nombre de ces volumes s'élève à 120. Nous avons aussi fait choix de 59 éditions du célèbre imprimeur Aldus,[3] parmi lesquelles il s'en trouve 6 qui sont premières. Par rapport à ces deux derniers articles, pour ne pas faire doubles emplois, nous avons eu soin de ne comprendre que des éditions différentes de toutes celles que nous avions déjà pu comprendre dans d'autres envois.
Nous avons choisi pour l'Institut de musique, cinquante volumes de musique imprimés dans les XVe et XVIe siècles et dont quelques uns sont aussi des éditions premières. Enfin, comme après tous ces différents choix, il manquait encore trente volumes pour compléter le nombre de cinq cents dus par le gouvernement de Venise, nous avons pris, pour en tenir lieu, le fameux camée grec antique de Jupiter Aegiochus.[4]
Tous ces livres sont encaissés, emballés, de manière à supporter sans crainte d'avance le trajet par mer, et remis entre les mains de l'ordonnateur de la marine française à Venise, [5] qui est chargé de les expédier, avec les autres objets de sciences et d'arts, par la première frégate qui fera voile pour les ports de France. Le camée de Jupiter Aegiochus ne pouvait pas être emballé avec sécurité et j'en suis resté dépositaire. Je le conserve avec soin et je le porterai avec moi-même à Paris, où je le remettrai entre vos mains, avec la prière de le faire parvenir au Cabinet des antiques de la Bibliothèque nationale.
lettre de Monge a Talleyrand
Transcription linéaire de tout le contenu
Venise, 26 thermidor, an V
Pour chaque manuscrit susceptible d'un genre quelconque d'intérêt, nous avons constamment consulté le catalogue imprimé de la Bibliothèque nationale, et quand le manuscrit n'y était pas compris, ce qui était assez rare, ou quand il n'y était pas d'une date aussi ancienne, ou enfin quand il n'y était qu'une seule fois, nous l'inscrivions sur la liste.
Par exemple, le livre d'apologues indiens, qui fut traduit en persan sous le nom de Calilale et Dimna par Perzoe, médecin de Cosroé roi de Perse,[9] puis de persan en arabe, et enfin de l'arabe en grec par Simon Séthi sous le titre de Stéphanites et Ichenelates,[10] se trouve deux fois en langue persane dans la Bibliothèque nationale ; mais il n'y est qu'une seule fois en arabe et une seule fois en grec. Nous avons trouvé trois fragments considérables de cet ouvrage dans les manuscrits 704, 863 et 949 des grecs de la Vaticane. N'ayant pas sous les yeux le livre imprimé, nous n'avons pas pu nous assurer si cette traduction était celle de Simon Séthi, ni reconnaître quelles lacunes ces fragments laissaient dans l'ouvrage entier ; néanmoins, nous les avons pris tous trois. De plus, le numéro 367 des manuscrits arabes contient un livre d'apologues indiens, traduit d'abord en persan par Barzvejus, médecin de Cosroé[11] ; et ensuite en arabe par Ebaul Mocaffat[12]. Quoique nous ayons tout lieu de croire que cet ouvrage soit le même que celui qui est connu sous le nom de "Calilale et Dimna", comme nous n'en avons qu'un seul exemplaire, quoiqu'il y ait eu plusieurs traductions arabes de cet ouvrage, et comme celui du Vatican fait d'ailleurs connaître le nom du traducteur arabe, nous l'avons compris dans notre convoi.[13]
Mais ce qui a attiré particulièrement notre attention, ce sont les classiques grecs et latins et tout ce qui peut avoir rapport à l'histoire. Nous vous envoyons dans ces deux genres une collection très précieuse de manuscrits d'une date très ancienne et d'une conservation très rare.
Nous ne devons pas terminer, citoyen ministre, sans vous parler de la confection de la liste ci-jointe.
-------- note
On comprend ainsi pourquoi Monge, le géomètre, ne fait pas mention du beau manuscrit grec saisi au Vatican. Le manuscrit Vaticanus gr.190 est déterminant pour l’étude et l’édition des Éléments d’Euclide. Il s’agit du plus ancien manuscrit grec complet conservé des Éléments. Selon B. Vitrac, « [ce] célèbre manuscrit joue depuis son identification au début du XIXe par Peyrard un rôle primordial dans l’édition et l’histoire du texte grec des Éléments. » Cette copie a été réalisée entre 830 et 850, lors des premières translittérations marquant l’abandon de l’écriture onciale au profit de la minuscule. ROMMEVAUX S., DJEBBAR A. et VITRAC B. (2001) « Remarques sur l’Histoire du Texte des Éléments d’Euclide », Arch. Hist. Exact Sci., 55, pp. 221-295, Springer, p. 229. Lorsqu’en 1808, F. Peyrard entreprend de vérifier le texte grec pour sa nouvelle traduction française basée sur l’édition d’Oxford de 1703, il découvre ce manuscrit qui ne comporte aucune mention de « l’édition de Théon » (εκ της Θέωνος έκδοσεως), ni la partie ajoutée VI.33 et qui diffère considérablement des vingt-deux autres manuscrits dont il avait connaissance jusque là. La comparaison l’amène à dater le texte grec d’une période antérieure à l’édition de Théon et à en conclure qu’il est plus proche du texte d’Euclide. Il décide donc d’élaborer une nouvelle édition du texte grec. B. VITRAC (2012), « The Euclidean Ideal of Proof in The Elements and Philological Uncertainties of Heiberg’s Edition of the Text », dans History and historiography of mathematical proof in ancient tradition. K. Chemla (ed). Vol. I : The 19th historiography of mathematical Proof. Cambridge University Press, p. 80.
à partir du récit de voyage Voyage en Égypte et en Syrie (1787) et des Ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires (1791) de Volney, ce dernier ouvrage influençant le ministre des relations extérieures Talleyrand qui incite le général Bonaparte à conduire la campagne d'Égypte de 1798 à 1801
Proposition de loi sur les poids et mesures ». faite par Talleyrand devant l’assemblée Nationale le 9 mars 1790
Talleyrand et l’établissement du système métrique
Extraits de "La Grande Métrication", France Europe Éditions
Louis Jourdan
Les idées de l’abbé Mouton n’ont pas eu leur pape, mais elles ont trouvé un évêque : Charles Maurice de Talleyrand-Périgord était bien évêque d’Autun quand, le 9 mars 1790, il prononce devant l’Assemblée nationale constituante son fameux discours qui devait démarrer le processus d’établissement du système métrique.
Fallait-il que ce soit ce curieux personnage qui en soit à l’origine ? Fils d’une famille illustre, entré dans les ordres sans vocation parce qu’il se croyait mal aimé de sa mère, dévoré d’ambition et assoiffé de richesse, tout au long de sa vie Talleyrand fit montre d’une diabolique habileté qui lui permit de passer à travers toutes les vicissitudes de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration, chaque fois en en tirant un avantage, encore plus d’argent, et… les faveurs de quelques jolies femmes point rebutées par sa claudication. Parfois en trahissant les rois ou les empereurs, mais jamais la France.
Début 1790, il était encore loin d’être prince de Bénévent, il n’était que député du clergé à l’Assemblée nationale. Bien sûr à l’affût de tout ce qui pourrait servir sa carrière politique. À 36 ans, il commençait tout juste à faire parler de lui – il avait initié, lui, l’évêque, la nationalisation des biens du clergé. Toute occasion était donc bonne à prendre.
Huit mois auparavant, dans la soirée du 4 août, sur proposition de deux nobles qui avaient une certaine hauteur de vue politique, l’Assemblée nationale avait voté dans l’enthousiasme l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux. Symbolique, mais guère effectif : le décret d’application prévoyait que la plupart de ces droits ne seraient abolis que moyennant rachat. Y compris ceux concernant les poids et mesures. Quelques jours plus tard avait été votée, non sans difficultés, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen ; c’était – c’est toujours – un très beau texte, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », mais les citoyens n’étaient toujours pas égaux devant la livre et l’aune.
En décembre 1789, deux lois avaient organisé de manière uniforme le régime des nouvelles administrations locales élues : départements, districts, municipalités. Prieur de la Cote d’Or disait à l’Assemblée nationale en février 1790 : « les représentants de la Nation ont brisé les fers qu’avait forgés le despotisme. La féodalité est détruite, le grand œuvre de notre génération est commencé et s’avance de jour en jour. La variété des coutumes, sources immenses d’abus, sera désormais remplacée dans toute la France par l’uniformité la plus exacte dans les lois d’administration de la justice. Avec un ordre si beau, laissera-t-on subsister l’ancien chaos dû à la diversité de nos mesures ? »
Talleyrand n’allait pas se laisser souffler une si belle opportunité. Le peuple exigeait l’uniformisation des poids et mesures, un même pied et une même livre dans toutes les provinces, on les lui donnerait. Mais on n’en resterait pas là : les savants voulaient un système reposant sur de solides bases scientifiques, les marchands avaient besoin d’un système accepté par toutes les nations, les acteurs politiques d’alors – des intellectuels nourris des principes philosophiques et politiques des Lumières – rêvaient d’un système universel. Où trouvait-on la réponse à cette rare conjonction d’intérêts ? Chez Gabriel Mouton et tous ceux qui après lui avaient développé l’idée d’un système de mesures cohérent reposant sur un étalon physique et universel.
On ne sait pas précisément qui avait rédigé le texte du discours du 9 mars 1790. Certainement Condorcet y était pour quelque chose, en fait, c’aurait été à lui, cet « intellectuel en politique » comme l’appellent Elisabeth et Robert Badinter, de le prononcer s’il avait déjà été député. N’avait-il pas, en tant que secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, établi en juin 1789, juste avant que la Révolution n’éclate, une commission de six savants (dont Charles Augustin Coulomb, Pierre Simon de Laplace, Lavoisier, …) pour travailler à la rédaction d’un plan pour l’uniformité des poids et mesures ? Sans doute sur la base de son programme de 1774.
Quoi qu’il en soit, c’est pour Talleyrand l’occasion de faire une démonstration de son génie politique. Tout d’abord, il fait imprimer le texte du discours et le fait distribuer aux députés avant de monter à la tribune – il sait que le sujet n’est pas facile. Le texte commence par une description apocalyptique de la situation : « l’innombrable variété de nos poids et de nos mesures et leurs dénominations bizarres… une telle bigarrure, qui est un piège de tous les instants » et les députés trouvent dans leur dossier un « tableau des principales différences des poids et mesures usités en France ». Talleyrand ne cache pas les difficultés de la tâche : « la résistance qu’oppose la routine, cette ennemie aveugle et opiniâtre du bien qu’on lui présente », puis fait référence aux demandes des cahiers de doléances : « le vœu des provinces, consigné dans leurs instructions », avant de présenter le cœur du sujet : « une opération dont l’exactitude fût appuyée sur des preuves et des témoignages irréfragables, et dont les résultats pussent présenter un modèle inaltérable de mesures et de poids ». Il présente ensuite les deux méthodes possibles : « la soixante millième partie de la longueur du méridien coupé en deux parties égales par le quarante-cinquième parallèle », ou « la longueur du pendule simple à seconde par la latitude de 45 degrés ». À partir de cette unité, les autres unités de longueur, ainsi que celles de volume seraient fixées par des rapports fixes, l’unité de poids étant, elle, dérivée « du procédé ingénieux de M. Lavoisier » par la pesée d’un volume d’eau. Pas encore de référence au système décimal. Talleyrand propose ensuite que ces travaux se fassent en collaboration avec le gouvernement et les savants anglais – déjà l’idée d’exporter le nouveau produit. Enfin, en bon routier de la politique, il dépose un projet de décret sur l’uniformisation du système de poids et mesures.
Hasard du calendrier parlementaire, ou calcul de Talleyrand ? Quelques jours plus tard, le 15 mars, les derniers droits féodaux, y compris ceux perçus « sous le prétexte de poids, mesures, marque, fourniture ou inspection de mesure, ou mesurage de marchandises », étaient supprimés.
La machine législative était rapide, à l’époque : le 8 mai 1790, l’Assemblée nationale adoptait deux décrets (sanctionnés par le roi le 22 août) : le premier demandait à l’Académie des Sciences de « déterminer l’échelle de division la plus convenable pour les poids et mesures et pour les monnaies ». Condorcet, dès le 19 mai, mettait sur pied une commission, comprenant, outre lui-même, Charles de Borda, Coulomb, Joseph Louis de Lagrange, Laplace, Lavoisier et Tillet : tous des mathématiciens ou astronomes, en fait, comme la plupart des savants de l’époque, héritiers de l’esprit des Lumières, à l’aise dans l’ensemble des disciplines scientifiques. Les membres de la Commission demandaient audience au roi puis à l’Assemblée pour les remercier, « au nom de l’humanité, comme au nom de la patrie », de leur avoir confié ce travail. La commission rendait son rapport en octobre : elle recommandait la division décimale, tant pour les poids et mesures que pour les monnaies. C’est nous qui vous remercions, messieurs…
Le deuxième décret mérite d’être reproduit presqu’in extenso, avec quelques commentaires : « L’Assemblée Nationale, désirant faire jouir à jamais la France entière de l’avantage qui doit résulter de l’uniformité des poids et mesures [on n’est pas modeste dans l’objectif !], … décrète que le Roi sera supplié [oui, on est toujours en monarchie, même si le pouvoir du roi est déjà symbolique] d’écrire à Sa Majesté Britannique, et de la prier d’engager le Parlement d’Angleterre à concourir avec l’Assemblée Nationale [et dire que les Anglo-saxons considèrent le système métrique comme “typically French” !] à la fixation de l’unité naturelle de mesures et de poids ; qu’en conséquence, sous les auspices des deux nations, des commissaires de l’Académie des Sciences de Paris pourront se réunir en nombre égal avec des membres choisis de la Société royale de Londres, dans le lieu qui sera jugé respectivement le plus convenable pour déterminer à la latitude de 45° ou toute autre latitude qui pourroit être préférée [par exemple la latitude de Londres : on venait de prendre connaissance d’un projet identique basé sur le pendule battant la seconde à Londres] la longueur du pendule, et en déduire un modèle invariable pour toutes les mesures et pour les poids [l’Assemblée avait tranché parmi les propositions de Talleyrand : elle préférait la longueur du pendule] ; qu’après cette opération faite avec toute la solennité nécessaire, Sa Majesté sera suppliée de charger l’Académie des Sciences de fixer avec précision pour chaque municipalité du royaume les rapports de leurs anciens poids et mesures avec le nouveau modèle [l’Académie des Sciences se voyait donc confier la tâche de reprendre les travaux de Tillet], et de composer ensuite, pour l’usage de ces municipalités, des livres usuels et élémentaires où seront indiquées avec clarté toutes ces proportions [on appellerait maintenant ceci un programme de communications]. Décrète en outre que ces livres élémentaires seront adressés à la fois dans toutes les municipalités pour y être répandus et distribués ; qu’en même temps, il sera envoyé à chaque municipalité un certain nombre de nouveaux poids et mesures, lesquels seront délivrés gratuitement par elles à ceux que ce changement constitueroit dans [sic] des dépenses trop fortes ; enfin, que six mois seulement après cet envoi les anciennes mesures seront abolies et remplacées par les nouvelles [troisième phase du plan de Condorcet : action gouvernementale] ».
Ce second décret du 8 mai 1790 est bien le premier acte législatif d’une longue série qui a conduit, cinquante ans plus tard, à l’adoption finale du système métrique en France ; et de là, à quelques exceptions près, dans le monde entier.
Alors, dans l’enthousiasme (on est toujours dans la période “dynamique” de la Révolution, au moins à Paris), on se met au travail. Sur proposition de Jean-Charles de Borda (encore chevalier à cette époque, marin, et physicien), l’Académie des Sciences met sur pied une nouvelle commission, avec Borda, Condorcet, Lagrange, Laplace et Gaspard Monge, pour fixer la base de l’unité de mesures. Défiance des savants par rapport aux politiques, déjà ? Toujours est-il que la commission ne s’en tient pas aux termes du décret, mais étudie trois possibilités :
- la longueur du pendule battant la seconde à la latitude de 45° (on ne parle plus de Londres : en décembre 1790, après un débat agité aux Communes, le projet « français » avait été jugé « presqu’impraticable »…),
- une fraction du quart du cercle équatorial,
- une fraction du quart du méridien terrestre.
Après de longues discussions, la commission abandonne l’idée du pendule : on savait que la valeur de la gravitation terrestre variait, mais on ne connaissait pas bien les lois de ces variations (on découvrira même, plus tard, que les marées influent sur la valeur de la gravitation). Une autre raison avancée était que l’unité de longueur déterminée par la méthode du pendule faisait intervenir une autre mesure, le temps, donc n’aurait pas été une mesure « absolue » comme le serait la détermination physique de la longueur d’un arc de la terre. Par ailleurs, les appareils de mesures géodésiques de l’époque avaient fait des progrès substantiels, en particulier avec le cercle répétiteur de Borda (tiens, tiens ?), on pouvait donc attendre de la mesure physique des distances une précision meilleure.
Justifiée ou non, cette décision allait avoir une conséquence imprévue : aux États-Unis, Jefferson, ardent partisan d’un “vrai” système de poids et mesures, décimal bien sûr (en 1790 il avait fait adopter le système décimal pour la monnaie confédérale), s’en tenait à la définition de l’unité de mesure par la longueur du pendule, qu’il jugeait plus universelle. Si l’Académie était allée dans ce sens, sans doute les États-Unis seraient métriques depuis longtemps…
Ce sera donc une grandeur terrestre : pas l’équateur, qui n’offre pas d’avantages par rapport au méridien et dont l’évaluation serait difficile – déjà les considérations géopolitiques. Le 19 mars 1791, le rapport final « sur le choix d’une unité de mesure » est présenté par Condorcet à l’Académie plénière : la commission propose que l’unité de longueur, baptisée mètre, soit égale à la dix millionième partie du quart du méridien terrestre. Elle suggère par ailleurs que l’on mesure, non pas tout un quart de méridien, mais l’arc de neuf degrés et demi entre Dunkerque et Montjuich (Barcelone), qui se trouve exactement de part et d’autre du 45° parallèle et dont les extrémités sont au niveau de la mer (encore que tous ceux qui ont fait l’escalade du rocher de Montjuich…). À l’époque, les relations entre la France révolutionnaire et l’Espagne royaliste étaient encore au beau fixe.
Le mot mètre figurait-il bien dans le rapport de l’Académie ? Et si oui, qui l’a « inventé » ? Il y a actuellement un débat entre chercheurs à ce sujet. On considère généralement que c’est Borda qui pour la première fois a introduit le mot mètre pour désigner la nouvelle mesure. Mais un certain Auguste-Savinien Leblond, « Maître de Mathématiques des Enfans de France », l’aurait proposé dès le mois de mai 1790. Un peu dommage que des doutes planent sur la paternité d’un concept si important ( ).
Toujours est-il que les choses vont, encore une fois, aller très vite : Talleyrand, encore lui, lit le 26 mars devant l’Assemblée le rapport rédigé par Condorcet. Le même jour, l’Assemblée adopte le décret reprenant les conclusions de l’Académie. Le 30, le roi sanctionne le décret qui devient loi – deuxième acte législatif majeur. Accessoirement le mot mètre ne figure toujours pas dans le texte, l’Assemblée se contente de dire qu’elle « adopte la grandeur du quart du méridien terrestre, pour base du nouveau système de mesure ». Par contre l’objectif d’étendre à l’ensemble des peuples le nouveau système est réaffirmé : « considérant… que le seul moyen d’étendre cette uniformité aux Nations étrangères, et de les engager à convenir d’un même système de mesure, est de choisir une unité qui, dans une détermination, renferme rien ni d’arbitraire ni de particulier à la formation d’aucun peuple sur le globe ». Condorcet se fait le promoteur du nouveau système : dans une lettre au roi de Pologne d’avril 1791, il vante l’égalité plus grande qu’il apporte « entre les diverses classes, un moyen de placer au même niveau […] l’homme qui a pu recevoir une éducation et celui dont le soin de sa subsistance a occupé l’existence entière ».
…
p. 85
Et si on « exportait » le système métrique ?
En fait, cette préoccupation de faire bénéficier l’ensemble du monde des beautés du nouveau système existait dès avant sa naissance. Beeckman cherchait, on l’a vu, une « mesure invariable pour tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux » et Burattini désirait « que tous les peuples civilisés de la Terre utilisent les mêmes mesures et poids malgré les différences de langues et habitudes ». Dès son discours de 1790, Talleyrand, peut-être pas sans arrière-pensées politiques, proposait d’associer le gouvernement et les savants britanniques aux travaux de détermination de « l’unité naturelle de mesures et de poids ». À la même époque, on suivait avec intérêt les efforts de George Washington et de Thomas Jefferson pour réformer le système de mesures des États-Unis. Plus tard les guerres de la République mettaient en sommeil ces préoccupations, mais en 1795 le Comité d’instruction publique proposait à la nouvelle république batave de « propager hors des limites du territoire français le système des mesures uniformes et décimales ». Et en 1798, on fait appel à des commissions internationales (européennes, à la vérité) pour vérifier la valeur des étalons du mètre et du kilogramme…..
*JOURDAN, Louis, La grande métrication. France Europe Éditions, 2002, ISBN 2-913197-74-4, 210 pages, 15 €
Annexe
Gallica « Proposition de loi sur les poids et mesures ». faite par Talleyrand devant l’assemblée Nationale le 9 mars 1790
( ) On ne sait pas plus qui a officialisé l’usage du terme « système métrique » dans le sens de système métrique décimal que nous lui connaissons maintenant. Je l’ai trouvé dans un règlement de police d’un département de 1805. Mais pendant de nombreuses années, on a employé des locutions comme « nouveau système de mesures », « système de mesures décimales », etc.