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Rome, le 15 prairial de l'an V de la République
L'autre jour, après avoir mis à part dans la bibliothèque du Vatican quelques manuscrits anciens relatifs à l'histoire, et qui ne pouvaient avoir quelque mérite que dans le cas où ils n'auraient pas été imprimés, j'allai, avec l'abbé qui travaille avec moi, à la bibliothèque de la Minerve pour voir s'ils étaient publiés. Après avoir parcouru les catalogues,[4] il nous restait à vérifier quelque chose dans quelques ouvrages au nombre desquels se trouvaient les œuvres de Galilée, célèbre Florentin qui s'avisa de découvrir que la Terre tournait, qui eut la bonhomie de le dire, qui fut emprisonné pour cela, et qui fut obligé de se rétracter pour avoir la liberté, ce qui, comme il le dit lui-même, n'empêcherait pas la Terre de tourner.[5] Le bibliothécaire, Jacobin de religion, en nous apportant la charge de livres que nous avions demandés, et en nous montrant les volumes de Galilée, nous dit ceux-ci sont défendus. Mon abbé, homme d'esprit, très honnête et qui vraisemblablement n'était pas comme lui, dit "J'ai la permission de lire tous les livres, quant à Mr, en me montrant, il l'a par lui-même". Cette assertion donnée de preuve ne faisait pas grand effet sur le suppôt de l'inquisition qui prétendait qu'il fallait aller parler au supérieur; mais en tournant mon chapeau de manière à rendre visible ma cocarde, je levai toute difficulté ; et, après avoir jeté un coup d'œil expressif à mon pauvre abbé, nous fîmes notre opération. Pendant que nous nous en occupions, un jeune homme vint se placer à côté de nous, et un moment après on vint lui apporter les livres qu'il avait demandés. Je fus surpris de voir que c'était l'Astronomie de Lalande[6] 1° parce que les sciences positives ne font pas grande fortune à Rome ; 2° parce que l'on ne défend pas le livre de Lalande qu'on lit tous les jours et qui suppose d'un bout à l'autre que la Terre tourne, tandis qu'on défend encore les livres du pauvre Galilée que personne ne lit plus.[7] Mais dans le régime de l'erreur, il faut avoir bien de l'esprit pour être conséquent et pour faire tout cadrer; et depuis bien longtemps il n'y en a plus guère dans ce pays-ci ; et je crois, dieu me pardonne que, sans nos élégantes et nos incroyables, la farce finirait bientôt.[8]
[5] Galileo GALILEI (1564-1642). À la suite de la publication du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde en 1632, Galilée doit comparaitre devant l’inquisition pour sa défense de l’héliocentrisme et du mouvement de la Terre. En 1633, il est condamné à l’emprisonnement puis à assignation à résidence à Acerti près de Florence jusqu’à sa mort. (Voir RICHARDT A. (2007), La vérité sur l’Affaire Galilée, Paris, F.X. De Guibert.) La légende veut que tout en abjurant, Galilée prononce « Eppur si mueve » (Et pourtant elle [la Terre] tourne).
[6] Joseph-Jérôme LEFRANÇOIS DE LALANDE (1732-1807), astronome. Il publie en 1764 un Traité d’astronomie qui est réédité en 1771 et revisité en 1792. En 1800 il constitue encore la base des études des futurs astronomes et présente un tableau des connaissances astronomiques. Le développement consacré aux méthodes de calculs pour l’astronomie, dégagé de considérations théoriques en mathématiques, ainsi que les commentaires sur les instruments astronomiques procuraient à cet ouvrage un avantage sur les manuels rivaux. (N. et J. DHOMBRES (1989), p. 263.)
[7] En 1744, le pape Benoît XIV autorise la publication des Dialogues : le mouvement de la Terre doit encore se réduire à une hypothèse et le pape ne revient pas sur l’interdiction de l’héliocentrisme. Le décret d’interdiction n’est annulé qu’en 1822.
[8] Monge souligne l’incohérence des jugements de l’église mais surtout l’inefficacité de sa censure contre les théories scientifiques. En effet, la censure de l’église n’atteint qu’un seul ouvrage, alors que la science conserve, perfectionne et ne cesse d’actualiser ses principes et ses théories en les réorganisant, en les réduisant afin de les transmettre. Ainsi, une fois encore, la valeur déterminante des traités élémentaires apparaît. Catherine juge que ce récit pourrait faire l’objet d’une publication dans le Journal des campagnes et que cela pourrait permettre à Eschassériaux de séduire Louise. Elle écrit de Paris le 10 messidor an V [28 juin 1797] : « Si je voulais faire grandement ma cour à L[oui]se, je ferais mettre dans Le journal des campagnes ton petit article sur la bibliothèque de la Minerve, mais il est trop aristocrate. Je ne lui donnerai pas le plaisir de voir une fois de plus son nom dans un journal, il le fait mettre assez souvent lui-même. » Sur l’anticléricalisme de Monge voir la lettre n°3, 22 ?