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Carrières, vendredi 21 janvier 2022 1125 words, p. 15
Culture d'entreprise à distance: le grand défi
JULIE EIGENMANN
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MANAGEMENT Après bientôt deux ans passés partiellement en télétravail, le maintien de la culture d'entreprise à distance s'avère un enjeu plus important encore que celui de la productivité, même si les deux sont liés. Des solutions existent cependant
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@JulieEigenmann
Elle est difficile à définir et pourtant indispensable: la culture d'entreprise, cette combinaison de valeurs formelles et informelles, de règles, de comportements et de rituels associés à une organisation. Tout ce qui la rend unique, en somme, et qui fait sa réputation.
Il n'est donc pas évident de continuer à la faire vivre sans échanges spontanés ni discours sans écrans interposés. La productivité ne semble aujourd'hui plus inquiéter la majorité des entreprises: en télétravail, elle a globalement augmenté de 20% en Suisse, comme l'ont montré des études comme celle de la société Von Rundstedt.
Mais la culture d'entreprise, c'est encore un autre problème. Même si culture d'entreprise et productivité sont liées: son maintien permet de contribuer au bien-être et à l'engagement des collaborateurs, et par ricochet à leur efficacité. Il s'agit aussi d'éviter leur départ, à la façon de la « grande démission » aux Etats-Unis, où la perte de sens a souvent été décisive. Et de favoriser créativité et intelligence collective, plus propices à émerger autour d'une table que derrière un écran. Les enjeux sont de taille, dans un contexte où l'obligation du télétravail se poursuit jusqu'à fin février.
« Cette culture est le cordon ombilical de l'entreprise. Son délitement représente un risque majeur parce qu'il est invisible, commente Serge Sironi, expert en leadership et ressources humaines et associé fondateur de la société Capital Senior à Genève. La distance révèle si les valeurs souvent prônées, comme le respect des collaborateurs, sont vraiment vécues. »
Google sans ses bureaux
La culture d'entreprise est fortement liée au bureau physique, qui reflète souvent les caractéristiques de la société. Et quand on pense culture d'entreprise clairement identifiable, on visualise rapidement Google. Que partagent désormais les collaborateurs, loin de leurs célèbres locaux qui proposent des salles de détente, des collations gratuites et même un toboggan? « Nos bureaux ne sont que la partie visible de notre culture, basée notamment sur la confiance, la possibilité de s'exprimer et la communication », nuance Elodie Lhuillier, responsable des ressources humaines pour la Suisse. A Zurich, la multinationale compte 4500 collaborateurs.
A distance, détaille la responsable RH, ces valeurs sont transmises aux « Googlers » notamment à travers des lettres d'information, des sondages d'opinion et une liberté accordée sur la gestion des pauses - même si le temps de travail est enregistré sur ordinateur pour des questions légales. « C'est comme au bureau, on fait confiance: un collaborateur ne va pas partir avec dix bananes parce qu'elles sont gratuites », sourit Elodie Lhuillier.
Même si Google met en place des initiatives pour entretenir sa culture, comme un festival virtuel d'une semaine l'été dernier avec des ateliers créatifs, entre autres, Elodie Lhuillier veut être claire: « Chaque collaborateur construit la culture de l'entreprise. Certaines équipes ont mis en place des rituels, par exemple une balade dans la nature, chacun de son côté mais tous connectés ensemble. » Il arrive aussi que deux membres de la même équipe se connectent simultanément à une vidéoconférence pour travailler ensemble sur le développement d'un code informatique particulièrement complexe.
C'est aussi ce genre d'initiatives à distance qu'a lancé QoQa, plateforme de vente en ligne basée à Bussigny (VD), qui fonctionne selon un management horizontal avec ses presque 200 collaborateurs. Sa culture d'entreprise? De type start-up, mais aussi déjantée, jusque dans la statue de loutre, la mascotte de QoQa, qui trône dans l'entrée des locaux. Pascal Meyer, directeur général, raconte: « On a par exemple instauré des visioconférences où sont réunis ceux qui n'ont pas l'habitude de travailler ensemble. On essaie de recréer artificiellement cette énergie et cette convivialité. » Et pour transposer un peu du bureau QoQa à la maison, Pascal Meyer ajoute: « Nous offrons tous les outils dont certains ont besoin, comme un écran d'ordinateur en plus ou une chaise spécifique. »
Les mesures prises en lien avec le télétravail sont bien le reflet d'une certaine culture, croit Serge Sironi, qui souligne l'importance de la confiance. « Il faut aussi rappeler régulièrement quelle est la vision de l'entreprise, où elle en est et quelles sont les prochaines étapes, pour que tout le monde se sente concerné aussi à distance. » Et soit ainsi à même de s'investir autant qu'au bureau.
Il faut se voir (un peu) pour y croire
Reste que si la culture d'entreprise peut s'entretenir à distance, moyennant certains efforts, il faut pouvoir s'appuyer sur des moments partagés... en présence. « Il faut essayer de se voir en petit groupe, à l'extérieur, dans la mesure du possible », avance Pascal Meyer. Même Mark Haltmeier, gérant d'Ecodev, le dit. Pourtant, dans cette agence de services informatiques basée à Neuchâtel, les sept collaborateurs pratiquent depuis plus de dix ans partiellement ou totalement le télétravail, depuis la Suisse, Prague, ou encore l'Asie. Mais avant de prendre cette liberté, ils ont travaillé ensemble pendant plusieurs années.
« Nous savons quel est le sens de notre travail et nous avons un vécu relationnel commun », souligne Mark Haltmeier. Aujourd'hui, les collaborateurs se retrouvent tout de même quand ils le peuvent et font des activités ensemble, comme cuisiner, par exemple.
A l'aise avec l'entretien d'une culture à distance, l'équipe d'Ecodev a des échanges professionnels tout au long de la journée mais aussi des discussions communes à d'autres niveaux, concernant un film, des sujets politiques ou encore philosophiques. « C'est aussi ce qui fait la profondeur de notre lien », estime Mark Haltmeier. Ecodev a engagé début 2022 un nouvel employé, la vingtaine, à temps partiel. Mais ce dernier avait déjà fait un stage dans la société l'été passé: il connaît donc les bureaux et la culture de la société.
Quid des nouveaux arrivants?
Car inculquer ces valeurs virtuellement à un nouvel arrivant représente un défi supplémentaire. « Le processus d'arrivée est déjà souvent négligé au bureau, regrette Serge Sironi. Il faut y mettre une attention encore renforcée à distance, avec des cadres et des ressources humaines formés à l'accueil. La transmission de la culture d'entreprise commence par là. » Chez Google, si l'intégration est désormais 100% virtuelle, chaque nouveau a un « parrain » dans son équipe, pour l'aider. Il existe aussi des guides d'intégrations formels mais aussi informels, écrits par les collaborateurs, notamment un dictionnaire de tous les acronymes utilisés dans l'entreprise. « C'est vraiment difficile d'intégrer un nouveau à distance, juge de son côté Pascal Meyer. Un membre de l'équipe lui fait quand même visiter physiquement les bureaux, quand c'est possible. Mais quand les échanges se font en visioconférence, il faut que notre état d'esprit transpire à travers l'écran! »
« Il faut rappeler régulièrement quelle est la vision de l'entreprise et quelles sont les prochaines étapes »
SERGE SIRONI, EXPERT EN LEADERSHIP