L'Express
Idées et Débats, jeudi 11 août 2022 1882 mots
Affaire Aberkane : la Charte de Munich, nouveau totem des complotistes contre les médias
Alain Soral, François Asselineau, France Soir... Ce texte qui énonce les droits et devoirs des journalistes est désormais utilisé contre la presse dite "mainstream".
"L'objectif [de cette interview] est d'étudier votre déontologie journalistique et vos pratiques. Donc cet enregistrement est conçu spécifiquement pour étudier dans quelle mesure vous allez être fidèles, par exemple, à la Charte de Munich." Le 18 juillet, alors que nous interviewions le médiatique conférencier Idriss Aberkane, contacté dans le cadre d'un article sur ses méthodes de développement personnel, ce dernier se livrait à une étonnante inversion des rôles. L'Express tenant celui de média manipulateur faisant fi de toute éthique. Lui, endossant le costume de garant de la déontologie journalistique, dont la "Déclaration des droits et devoirs des journalistes", popularisée sous le titre de "Charte de Munich", énonce les grands principes.
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Ce texte, signé le 24 novembre 1971 à Munich, a été rédigé avec le concours du journaliste Paul Parisot, président de l'ex-Syndicat des journalistes français (SJF) devenu Union syndicale des journalistes CFDT. Contrairement à d'autres professions comme celle d'avocat, qui dispose d'un Ordre chargé de contrôler voire de sanctionner d'éventuels manquements, la Charte de Munich n'est pas adossée à un pouvoir de coercition. Mais n'en reste pas moins une référence pour la presse internationale - elle a été adoptée par la Fédération européenne des journalistes. Cinq droits, et dix devoirs, dont celui de "respecter la vérité, quelles qu'en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité", ou encore "défendre la liberté de l'information, du commentaire et de la critique".
Défiance historique
Mais depuis quelques années, et sous l'impulsion de la crise des gilets jaunes - marquée par une violente critique du traitement médiatique des événements - cette charte se retrouve brandie au sein de l'écosystème complotiste pour discréditer la presse dite "mainstream". La logique est la suivante : dénoncer une fake news ou les méthodes supposées fallacieuses d'un journaliste, pointer la non-conformité avec les principes édictés par la charte de Munich (le plus souvent en mentionnant l'article premier, qui impose le respect de la vérité) puis, par une déduction relevant plus de l'analogie que de la démonstration, en conclure que le journaliste ou l'organe de presse visé se soustrait à l'éthique journalistique.
Le site négationniste et complotiste de l'essayiste d'extrême droite Alain Soral, Egalité et Réconciliation, est habitué de ce procédé. Le 20 février 2017, par exemple, on y accusait le journal Le Monde d'avoir voulu "faire passer l'ex-président des Etats-Unis pour un menteur" lors d'un discours en Floride, en publiant un article intitulé "Donald Trump invente un acte terroriste en Suède". Le site d'Alain Soral expliquait qu'"à aucun moment, le président américain n'a[vait] parlé d'un "acte terroriste"". Malgré les multiples fact-checkings effectués sur le sujet, Egalité et Réconciliation s'était empressé de relayer cette "manipulation" du Monde , "totalement contraire au premier devoir des journalistes tel que stipulé dans la Charte de Munich".
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"L'idée que les médias 'mainstream' ne respecteraient pas la Charte de Munich est depuis des années une sorte de lieu commun dans la complosphère", explique Rudy Reichstadt, fondateur et directeur du site de référence Conspiracy Watch. De la même façon que, dans la complosphère, le Code de Nuremberg - un ensemble de principes éthiques en matière de santé tiré des procès des criminels nazis après la Seconde Guerre mondiale (1947) - est régulièrement instrumentalisé à l'égard, cette fois-ci, des médecins. "Il ne s'agit pas de dire que les journalistes n'ont jamais rien à se reprocher, tempère-t-il. Mais la presse fait aujourd'hui l'objet d'une défiance historique. Et lui reprocher de violer la Charte de Munich est une technique qui trahit une sorte de schizophrénie, un rapport de fascination-détestation à l'égard des grands médias."
De tels procédés gagnent même la sphère politicienne. Le président de l'Union populaire républicaine (UPR) François Asselineau, souverainiste très critique du système médiatique, en a fait sa marque de fabrique sur Twitter. Comme le 21 février 2022, où il s'était scandalisé que son nom n'apparaisse pas dans l'éditorial d'un journaliste de BFM TV à propos des candidats n'ayant pas encore obtenu les 500 parrainages nécessaires pour se présenter à l'élection présidentielle. Et publiait dans un thread : "RAPPEL. La Charte de l'éthique du journalisme, appelée "Charte de Munich", adoptée par un congrès de journalistes occidentaux le 24 novembre 1971, fixe comme DEVOIR à un journaliste de "ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents"".
"Respecter la vérité" à l'ère de la post-vérité
Plus surprenant encore, certains sites complotistes n'hésitent pas à adosser leur démarche à la Charte de Munich, pour se placer en défenseurs de l'intérêt général. France Soir, qui n'a eu de cesse de démontrer son virage conspirationniste, a récemment choisi de publier l'enregistrement de notre interview d'Idriss Aberkane - allant à l'encontre de ce qui avait été convenu au préalable et malgré une mise en demeure le rappelant à son engagement. La justification de cette décision de la part de France Soir était la suivante : "En vertu des principes contenus dans la Charte de Munich, permettre au grand public de se forger sa propre opinion sur la déontologie du journal L'Express et ainsi, plus largement, contribuer au débat d'intérêt général sur les pratiques du monde journalistique contemporain."
Selon Rudy Reichstadt, la Charte de Munich est un texte "suffisamment généraliste pour pouvoir prêter le flanc à ce genre d'utilisations fallacieuses". Sans compter que celle-ci a été rédigée il y a plus de cinquante ans, dans un contexte très différent de celui avec lequel les journalistes doivent désormais composer : l'avènement du numérique, des réseaux sociaux et de la désinformation de masse. A l'ère de la post-vérité, il devient donc aisé de dénoncer un manquement au premier devoir de "respect de la vérité", alors même que tout le monde ne s'accorde plus sur la notion même de "vérité".
Confusion des rôles
Si le phénomène semble enfler sur les réseaux sociaux et ce, alors que la confiance accordée par les Français aux médias est au plus bas - comme le prouve le baromètre des médias réalisé par La Croix en 2022 - "la détestation de la presse de la part de personnes convaincues de mieux incarner l'éthique journalistique que les journalistes eux-mêmes est très ancienne", explique Alexis Lévrier, historien de la presse et maître de conférences à l'université de Reims. Sous l'Ancien Régime, les "nouvellistes de bouche" se réunissaient déjà dans la grande allée des marronniers du Palais Royal, pour commenter des journaux et critiquer leur contenu, "avec la prétention de faire le même travail que les journalistes". Au vu de la profusion de fausses nouvelles qui s'y propageait, l'expression "raconter des craques" était née.
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A partir de la Belle Epoque (XIXe siècle), marquée par de nombreux progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques, la profession se dote de garde-fous tels que la carte de presse, des textes de référence et des écoles de journalisme. Mais ces derniers ne suffiront pas à contenir le tournant engagé à l'ère des réseaux sociaux : au XXIe siècle, professionnels de l'information comme non-journalistes utilisent les mêmes outils de travail (chacun peut filmer une manifestation avec un smartphone) et d'expression (tout le monde peut publier un tweet). "Cette nouvelle donne a renforcé une confusion des rôles, et cette impression pour le non-journaliste de mieux savoir que le journaliste lui-même ce qu'est l'éthique journalistique", explique l'historien Alexis Lévrier.
Selon Anthony Mansuy, journaliste à Society et auteur d'un ouvrage sur le complotisme intitulé Les Dissidents. Une année dans la bulle conspirationniste (Robert Laffont, 2022), il est "sain et nécessaire de critiquer les médias lorsque l'on souhaite les améliorer, assurer leur indépendance, et la qualité de leur travail. Mais les influenceurs conspirationnistes, eux, veulent annihiler ces médias, et propulser leurs figures comme hérauts médiatiques". Avec une particularité : celle de greffer sur cette défiance, parfois légitime, la proposition d'incarner l'alternative, comme cela a pu être le cas lors de la pandémie de Covid-19, qui a vu émerger de nombreux blogs antivaccins se réclamant de la "ré-information" du public en dénonçant les "mensonges" des Big Pharma et du gouvernement. "Une alternative encore pire, selon le journaliste de Society , car elle accentue tous les défauts du journalisme moderne, en s'appuyant exclusivement sur l'opinion et le témoignage brut, et considère que la popularité d'une vidéo ou d'un article peut permettre de juger de sa véracité."
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Le mythe d'une impunité journalistique
Tout en reconnaissant n'avoir jamais entendu parler de la Charte de Munich avant de travailler sur le conspirationnisme - et il n'est pas le seul -, Anthony Mansuy explique que "le métier et la déontologie journalistique s'apprennent un peu à l'école, mais surtout sur le terrain et en rédaction. Imaginer qu'il y a une sorte de serment d'Hippocrate du journalisme montre à quel point la réalité des rédactions est inconnue du grand public." Nombreux sont ceux - même en dehors des bulles complotistes - à dénoncer une impunité journalistique, avec son lot de fantasmes, faute de véritables mécanismes de contrôle. Ainsi du leader des Insoumis, Jean-Luc Mélenchon qui, après son passage en décembre 2017 sur le plateau de L'Emission politique sur France 2 (qu'il avait qualifié sur son blog de "traquenard") avait proposé un "tribunal professionnel qui puisse être saisi et qui ait le pouvoir de sanction symbolique contre les menteurs, les tricheurs, les enfumeurs". Mais selon Yann Guégan, journaliste pour le média Contexte, et vice-président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (qui ne prononce pas de sanctions pénales, financières ou autres, mais publie des avis), donner un pouvoir de sanction aux garants de la déontologie journalistique serait "une menace pour la liberté d'expression".
"Les détracteurs de la presse oublient que même si la charte de Munich n'est pas punitive, la loi ainsi que de nombreux instruments de régulation internes aux rédactions existent pour pallier d'éventuels manquements", rappelle Alexis Lévrier, citant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse - par ailleurs durcie en 1970 par Georges Pompidou après l'affaire Markovic, pour les questions liées à la vie privée. Ceci n'excluant pas, comme l'explique Yann Guégan que les principes édictés par la Charte de Munich doivent être pris au sérieux "afin d'éclairer les situations précises auxquelles les journalistes sont confrontés". C'est d'ailleurs le voeu du Conseil de déontologie, qui, lorsqu'il est saisi sur des cas précis, se réfère à ce texte fondateur comme à deux autres textes de référence, que sont la Charte d'éthique professionnelle des journalistes du SNJ de 1918, remaniée en 1938 et 2011, et la Charte d'éthique mondiale des journalistes de la FIJ, adoptée en 2019 à Tunis. Mais à l'heure d'une montée sans précédent du complotisme, Rudy Reichstadt va même plus loin, en envisageant de "compléter les devoirs et droits des journalistes qu'énonce la Charte de Munich pour y intégrer les préoccupations nouvelles auxquelles est confrontée la profession".
Note(s) :
Mise à jour : 2022-08-11 18:13