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Temps fort, jeudi 24 août 2023 1837 mots, p. 3
Les étranges largesses de Fabienne Fischer, ex-ministre
ENQUÊTE
LAURE LUGON ZUGRAVU
GENÈVE L'ancienne conseillère d'Etat verte a octroyé des mandats à deux associations dont son compagnon était proche, malgré des préavis négatifs de son département. Près de 300 000 francs d'argent public ont été dépensés pour des rapports et analyses
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@laurelugon
On connaissait le goût prononcé de l'ancienne conseillère d'Etat verte Fabienne Fischer pour l'économie circulaire, durable et solidaire ainsi que le commerce de proximité. Ce qu'on ne savait pas, c'est que la ministre écologiste chargée du Département de l'économie et de l'emploi (DEE) entendait aussi la solidarité et la proximité au sens littéral.
Selon l'enquête du Temps et de la chaîne de télévision Léman Bleu, il s'avère en effet que Fabienne Fischer a octroyé des mandats pour des projets portés de près ou de loin par son compagnon, Jean Rossiaud, à travers deux associations. Selon les documents qui nous ont été délivrés en vertu de la loi sur la transparence, cela représente 283 000 francs d'argent public. Et ce, malgré plusieurs préavis négatifs émanant de son propre département.
Cette nouvelle histoire intervient dans un contexte déjà chahuté pour l'ancienne conseillère d'Etat, à qui il est reproché d'avoir utilisé des fonctionnaires du département pour sa campagne électorale. Pire: ces derniers recevaient même des instructions de Jean Rossiaud, selon Léman Bleu. Une dénonciation pénale a été déposée par le député MCG Daniel Sormanni et une procédure est actuellement dirigée par le procureur général Olivier Jornot.
Lorsque Fabienne Fischer est élue en avril 2021 en grillant la politesse à Pierre Maudet, tout juste condamné en première instance par le Tribunal de police pour acceptation d'un avantage, elle fait de la probité et de la confiance un slogan. En avril dernier, elle ne se prive pas de tacler son adversaire sur ce terrain, sans l'emporter cette fois. Si l'éthique en politique lui est chère, Fabienne Fischer est aussi animée par des convictions écologistes et sociales solidement ancrées qu'elle promet d'appliquer à l'économie. Au point que certaines entreprises de la place la considéraient, au mieux, comme une « mère la morale ». Des convictions qu'elle partage avec son compagnon Jean Rossiaud, élu à plusieurs reprises au Grand Conseil entre 2003 et 2021.
Le souci d'intégrité
Lorsque sa partenaire accède au gouvernement, Jean Rossiaud remet sa charge de député pour éviter tout conflit d'intérêts. Animé par le même souci d'intégrité, il démissionne aussi des instances dirigeantes des associations dans lesquelles il est actif: Monnaie Léman, un projet de monnaie alternative, qu'il préside et qu'il a lui-même fondée en 2015, et l'association Après, le réseau de l'économie sociale et solidaire. Ces deux structures ont pignon sur rue à la même adresse et partagent le même coordinateur, Antonin Calderon.
Mais à la posture morale affichée publiquement, il existe un envers du décor. Alors que l'association Après n'avait jamais reçu un sou de l'Etat, elle va convaincre la nouvelle ministre de débloquer des fonds. Le 1er septembre 2022, un premier mandat de 98 000 francs lui est alloué. Si le projet est formellement porté par cette entité, figurent aussi dans le comité de pilotage des représentants de Monnaie Léman. A quoi va servir cet argent? A une étude de faisabilité de la plateforme « GE consomme local », dédié à la vente de biens et services locaux, la version genevoise de Smarket-Place. Le concept en est venu à Jean Rossiaud et Antonin Calderon lors d'un hackathon organisé en 2020 par Pierre Maudet, alors ministre de l'économie.
Pour les non-initiés, il est difficile de comprendre le jargon abscons de ce projet où il est question d'une méta-plateforme pour le commerce local. Les honoraires, eux, seront utilisés à des « rapports, analyses, études de faisabilité et discussions stratégiques ». Un point décontenance quelque peu: le « déploiement d'une dynamique à l'échelle européenne ». Même si Genève rayonne, cela paraît ambitieux.
Des fonctionnaires s'en émeuvent. Selon nos informations, ils s'interrogent sur l'utilité du projet, insistent sur l'existence de plateformes similaires, s'inquiètent de voir allouer certains montants à des experts externes. Les préavis négatifs se succèdent. Mais la ministre passe outre les remarques et signe le mandat. Il faut dire que la loi ne l'empêche nullement. Pour les sommes inférieures à 250 000 francs, un département peut accorder un mandat de gré à gré sans appel d'offres mais après un examen approfondi. Et rien n'empêche la ministre d'avoir raison, seule contre tous.
Alors, où est le problème? Plusieurs interventions de Jean Rossiaud démontrent qu'il en demeure un promoteur investi. Sur un blog du 7 février 2023, il se félicite d'avoir décroché le mandat pour SmarketPlace: « Après et Monnaie Léman viennent de terminer un premier mandat pour l'Etat de Genève. La question était: comment décliner localement SmarketPlace, notre application blanche, libre et open source, universelle et réplicable, spécifiquement dans la région de Genève, avec les particularités de son tissu économique et social? » Ensuite: « Après ce premier financement octroyé par l'Etat de Genève, nous montons actuellement des projets européens. »
Pas besoin d'appel d'offres
Forte de ce succès, l'association Après, pilotée par Antonin Calderon, va solliciter à nouveau le département. Le 31 octobre 2022, Fabienne Fischer valide un mandat de 80 000 francs pour une « étude de diagnostic-quartier », trois jours seulement après avoir reçu l'offre. Là encore, à la lecture, la perplexité l'emporte. Il est question d' « analyser les différents types de commerces dans les quartiers cibles, les modèles d'affaires existants, ou encore de déterminer les habitudes et besoins ». Portée par Antonin Calderon, cette idée apparaît cependant dans une intervention de Jean Rossiaud sur un blog, le 3 mai 2022.
Ce même jour, un troisième mandat de 50 000 francs est octroyé à Après par Fabienne Fischer, pour accompagner et soutenir des entreprises de l'économie sociale et solidaire, en renouvellement d'une première année de financement. Où l'on découvre qu'un milieu associatif, par définition peu rompu au monde économique, se promet de « renforcer les compétences entrepreneuriales » de 11 sociétés. Pour éviter tout malentendu, le document spécifie qu'il ne s'agit « pas forcément que d'associations et de coopératives ». Piquant.
Ce sont donc à ce stade 228 000 francs d'argent public - dont 98 000 concernent directement un projet cher à Jean Rossiaud - qui ont été dépensés sans recours aux règles encadrant les marchés publics, puisque le seuil est fixé à 250 000 francs d'un seul tenant. Au-delà, un appel d'offres s'impose.
Quoi qu'il en soit, en avril dernier, un mandat de 55 000 francs est encore octroyé à Monnaie Léman. Cette fois, il est payé pour moitié par le DEE et pour l'autre par le Département du territoire (DT) d'Antonio Hodgers. Pourquoi? « Le DT a décidé de participer au financement de cette étude sous l'angle de la politique publique du développement durable », répond Pauline de Salis, porte-parole du département. Elle mentionne que des projets de monnaie locale ont été développés dans différents pays et qu'il s'agissait d'analyser si la chose pouvait servir l'économie genevoise de proximité. Quelles précautions ont-elles été prises pour éviter l'éventuel conflit d'intérêts? « Le DT a vérifié que l'objectif du mandat réponde à un intérêt avéré pour son action. En aucun cas il ne s'est agi de financer l'association pour elle-même. Par ailleurs, à aucun moment Jean Rossiaud n'a été en contact avec le département sur ce mandat », note Pauline de Salis.
Cette somme doit permettre de mesurer l'impact de cette monnaie alternative durable pour dynamiser l'économie locale. Ici, quelque explication s'impose. Garantissant l'absence de spéculation, Monnaie Léman est une monnaie complémentaire au franc suisse et valable dans certains commerces de proximité qui en ont bien voulu. Mais avec 450 000 lémans en circulation à Genève et dans la zone transfrontalière, soit l'équivalent de 450 000 francs, l'affaire est plutôt confidentielle. Il n'en demeure pas moins que la ministre de l'économie semble porter grand cas à cette marotte de son compagnon. Si Jean Rossiaud n'a plus de rôle dirigeant dans l'association, il en fait cependant la promotion. Il accorde par exemple un entretien le 8 juin 2022 au site Moneta.ch, où il explique être « en discussion avec les communes » pour que certains services publics puissent être réglés dans cette monnaie: « On doit expliquer, convaincre, sensibiliser les différents acteurs aux avantages d'un tissu économique parallèle. »
En décembre 2022, c'est encore Jean Rossiaud qui signe un rapport de Monnaie Léman sur un mandat réalisé pour le compte de la ville de Vevey et dont il a présenté les résultats à la municipalité en novembre 2021.
« Aucun avantage personnel retiré de ces mandats »
Si les deux associations ont refusé de nous rencontrer, elles ont répondu par écrit: « Nous pouvons vous assurer que Jean Rossiaud n'a jamais tiré aucun avantage personnel, même indirect, au travers de l'association Monnaie Léman, pour laquelle il a toujours oeuvré à titre bénévole depuis son lancement. » Monnaie Léman ajoute qu'elle ne voit « aucun problème » aux interventions de Jean Rossiaud, expliquant que l'intéressé a démissionné du comité en mars 2022. Selon nos informations, les discussions avec le département ont débuté au printemps 2022. De son côté, Après note que Jean Rossiaud, comme simple membre, « se limitait à organiser et participer à des échanges de bonnes pratiques avec des mouvements similaires dans le monde ainsi que de produire des écrits informatifs pour des réseaux internationaux sur les activités que nous développons à Genève. Tout au plus a-t-il fait usage de ses droits de vote et de validation lors des assemblées générales en tant que membre ordinaire. »
Interrogée sur le destin de ce dernier mandat dont elle a hérité, la nouvelle ministre du DEE, la centriste Delphine Bachmann, répond: « Ce mandat se terminera prochainement. L'attribution ayant été faite durant la précédente législature, je n'ai pas de commentaire à faire. » Quant à la poursuite de cette politique: « A ce stade et hormis le mandat sur le point d'être clôturé avec Monnaie Léman, il n'y a pas d'autres mandats en cours actuellement avec Après ou Monnaie Léman. »
Sollicitée, Fabienne Fischer n'a pas accusé réception de nos demandes. Jean Rossiaud, s'il n'a pas répondu à nos questions, nous a fait parvenir une déclaration par l'intermédiaire de ses avocats, Guglielmo Palumbo et Gabrielle Peressin. Cette déclaration a été publiée mardi soir par la Tribune de Genève, qui a été informée de cette affaire et en a fait un article démentant notre enquête... laquelle n'avait pas encore paru. En substance, les avocats de Jean Rossiaud dénoncent des « attaques politiques qui manquent de sérieux », affirment que « Jean Rossiaud n'a reçu aucun mandat et n'était pas membre du comité des associations concernées tant au moment de l'attribution des mandats que lors de leur mise en oeuvre ». Ils ajoutent: « Son engagement notoire et de longue date pour la cause idéale de l'économie durable, sociale et solidaire n'engendre aucun conflit d'intérêts. Il n'a pas tiré le moindre avantage personnel des mandats en question, dont l'intérêt public est indiscutable. » Le citoyen jugera.
« Après ce premier financement octroyé par l'Etat de Genève, nous montons actuellement des projets européens »
JEAN ROSSIAUD, PROMOTEUR D'APRÈS ET DE MONNAIE LÉMAN