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RICHARD ÉTIENNE
COMMERCE DE DÉTAIL Les ventes des boutiques sans emballages ont chuté en 2021, en Suisse et en France, après plusieurs années de croissance. La faute au covid, aux grandes enseignes qui les concurrencent ou au commerce en ligne? Les hypothèses varient
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@RiEtienne
Chez Bio Bulk, une épicerie vrac du centre-ville de Lausanne, on fait grise mine. La boutique, qui vend des produits sans emballage et privilégie les circuits courts sans générer de déchets, se veut pourtant chaleureuse et accessible à tous les revenus. Des fondamentaux apparemment solides par les temps qui courent.
« Quasiment la moitié de ma clientèle s'est volatilisée depuis cet été. J'ai de la peine à comprendre où elle est passée », s'interroge Françoise Maden, qui a ouvert le magasin en 2020. « Je me pose beaucoup de questions pour les six mois à venir. » D'Yverdon à Echallens, en passant par Genève, les témoignages similaires se multiplient dans le secteur. « Tout le monde tire la langue », selon Françoise Maden, qui échange sur Facebook avec une quarantaine de boutiquiers.
En France, une association, Réseau Vrac, a estimé qu'il faut « raviver la flamme du vrac » car le secteur, selon une étude en décembre, ne connaîtra pas de croissance en 2021. L'Hexagone, qui recensait une vingtaine de magasins spécialisés en 2015, en compte désormais 900, avec une hausse de 70% en 2018, de 40% en 2019 et de 8% en 2020. Les boutiques, souvent de création récente, sans grande trésorerie et qui représentent 10% du marché français du vrac, ont perdu un tiers de leur clientèle depuis mai. Quelque 40% d'entre elles devraient avoir fermé leurs portes dans les six prochains mois. Aucune donnée n'existe pour la Suisse mais les témoignages recueillis par Le Temps indiquent que l'évolution est similaire
Consommateurs inquiets
Que s'est-il passé? Les explications varient. « Les consommateurs s'inquiètent des conditions d'hygiène liées au covid », selon Olivier Dauvers, un spécialiste de la grande distribution qui a organisé une conférence sur le vrac en juin à Paris. « Il y a eu des mauvaises publicités, qui ont faussé l'image du vrac et cassé la confiance de la clientèle », signale Olivier Richard. Le fondateur de Chez Mamie, un réseau de 13 magasins franchisés de Sion à Zurich, évoque des reportages sur des mites alimentaires infestant des cargaisons et des commerçants, opportunistes ou désorganisés, qui se font livrer de la marchandise qui est en réalité largement emballée.
« Faire du vrac, c'est réfléchir longtemps en amont sur des questions logistiques complexes », prévient Olivier Richard, qui estime que d'aucuns dans le secteur ont manqué de professionnalisme. « Il faut pouvoir faire des économies d'échelle [les magasins Chez Mamie collaborent avec les mêmes fournisseurs, ndlr] avoir des valeurs et trouver un bon emplacement, dit-il. On croit souvent, à tort, qu'il faut être au centre-ville. Nous privilégions les emplacements près des parkings car les clients, qui viennent avec les récipients qui prennent vite de la place, doivent pouvoir accéder en voiture. » Chez Mamie, les ventes alimentaires ont baissé mais les produits de niche, notamment le matériel pour fabriquer des cosmétiques, ont connu un vif succès.
Autre cause des difficultés des petites boutiques: La grande distribution a développé son assortiment de vrac. Coop dispose de stations de remplissage pour l'eau minérale et la bière et veut réduire d'un cinquième son utilisation de plastique par le biais d'articles jetables ou en ôtant des emballages. Migros, qui a fait part jeudi de son intention d'être neutre en carbone en 2050, vante sa politique zéro déchet et ouvre des espaces vracs et bios à travers le pays.
Françoise Maden estime que la concurrence des détaillants ne la touche guère car ils sont situés loin de sa boutique. Elle pense plutôt qu'une partie de sa clientèle s'est tournée vers l'e-commerce, une solution avec des risques minimes de contamination au Covid-19.
L'essor de MagicTomato
La croissance de MagicTomato, une enseigne genevoise qui livre des produits locaux commandés en ligne, s'est en tout cas encore accélérée durant la pandémie. Créé en 2016, le groupe a fusionné avec la société neuchâteloise Label Bleu en décembre, ce qui lui confère une présence dans la plupart des cantons romands et génère des économies d'échelle.
« Nous voulons être le plus pratique possible pour les consommateurs tout en partageant des valeurs répandues dans le vrac, même si nous ne proposons pas que du vrac », indique son fondateur, Paul Charmillot. MagicTomato se targue de drastiquement réduire la quantité d'emballages plastiques et de déchets alimentaires comparé aux grands distributeurs en allouant des forces auprès de fournisseurs locaux.
« Peut-être que la reprise d'un mode de vie à 100 à l'heure n'a pas aidé les épiceries de vrac », estime Paul Charmillot. « C'est dommage qu'il n'y ait pas de soutien étatique dans ces démarches. Il y a beaucoup de blabla politique mais aucune aide concrète pour les initiatives qui réduisent les émissions de CO2 et privilégient les circuits courts. L'Etat préfère manifestement soutenir les compensations de carbone », glisse-t-il.
« Les beaux jours reviendront car les fondamentaux sont solides », estime Olivier Dauvers. La demande, sociétale, pour une consommation plus vertueuse est de nature à soutenir le secteur. Le fait que les grandes marques s'y intéressent désormais va « participer à évangéliser le vrac auprès du public », selon Olivier Dauvers, qui cite aussi la loi climat, en France, qui contraint les grandes enseignes à dédier un cinquième de leur surface de vente à des produits sans emballage d'ici à 2030.
En attendant, à Lausanne, François Maden dit vouloir se mettre à livrer à domicile et entend investir dans un véhicule dans ce cadre. Pas question pour elle de collaborer avec une société de livraison car la démarche est jugée trop coûteuse.
« Il y a eu des mauvaises publicités, qui ont faussé l'image du vrac et cassé la confiance de la clientèle »
OLIVIER RICHARD, FONDATEUR DE CHEZ MAMIE