Le bâton de comptage, (tally stick en anglais) est un moyen de paiement qui a été utilisé pendant des siècles. Il était même encore reconnu jusqu'en 2016 dans le code civil français, art 1333:
"Les tailles corrélatives à leurs échantillons font foi entre les personnes qui sont dans l'usage de constater ainsi les fournitures qu'elles font ou reçoivent en détail."
Mais pourquoi on en parle jamais dans les bouquins d'économie ?
Pourquoi on nous rabâche toujours la fable du troc qui n'a jamais fait système et date d'Adam Smith.
Pourquoi les économistes adorent nous parler des petits coquillages d'iles lointaines, comme monnaie primitives alors que beaucoup, beaucoup plus près de nous dans l'espace et le temps, le bâton de comptage était le moyen de paiement principal !
Peut être que la simplicité et l'efficacité des bâtons de comptage n'arrangent pas les banquiers ? En effet, pas de crédit à intérêt, uniquement des reconnaissances de dette mutuelles dans une communauté.
Comment fonctionne un bâton de comptage
Dans cette vidéo, je montre à quoi ressemble un bâton de comptage, comment il était utilisé (par exemple pour acheter du pain à la taille), comment il est encore utilisé de manière folklorique dans les alpes suisses, avec les bâtons de comptage des vaches et les droits d'eau liés aux bisses valaisans.
Le principe est simple. Un bâton est fendu en deux dans la longueur. (sauf un petit bout de la souche).
Le bâton était souvent une branche de noisetier. Ou alors de manière plus élaborée, une petite planchette.
On obtient ainsi deux parties liées entre elles. C'est l'origine même du mot symbole qui vient du grec σύμβολον, súmbolon qui désigne un objet coupé en deux servant de signe de reconnaissance.
La grande partie est appelée la souche.
La petite partie est appelée l'échantillon.
Les deux parties servent à enregistrer un contrat. On le fait en taillant une encoche sur les deux parties emboitées.
Ainsi une fois que l'on a séparé les deux bouts de bois, chacune des deux partie a une trace de la transaction et ne peut pas la réfuter ni la modifier.
Le commerçant (ou créancier) garde la souche c'est à lui que l'autre partie, le débiteur, celui qui garde l'échantillon, devra rembourser la dette.
C'est ainsi que l'on pouvait acheter "à la taille" de nombreuses choses dans des commerces. Par exemple du pain à la taille dans une boulangerie.
Le principe est simple, c'est le même que celui de l'ardoise de bistrot, ou de carnet du lait. On achète à crédit dans les commerces et périodiquement, une fois par mois, par exemple, on vient solder son compte en payant avec des pièces de monnaie.
(par exemple, mais il faut bien se rendre compte qu'à l'époque on différenciait bien mieux "moyen de paiement" et "unité de compte". Ainsi le bâton enregistre la valeur de la dette, mais elle peut être payée avec n'importe quel moyen de paiement d'un commun accord entre les parties. Ceci était très courant dans l'antiquité, par exemple vers -2500 on a un papyrus qui enregistre la vente d'une maison à Gizeh, la valeur est estimée à 10 shât et la maison est payée avec 2 tissus valant chacun 3 shât et un lit valant 4 shât. Pour bien comprendre toute cette histoire, je recommande de lire mon dossier sur l'histoire de la monnaie et des systèmes économiques. )
Ce principe me fait beaucoup penser à la version moderne de paiement dans l'épicerie participative dans laquelle je suis. J'ai un compte dans l'épicerie et régulièrement je charge mon compte par un virement.
La souche est elle même un moyen de paiement
Il y a un point important à comprendre. C'est que la souche est elle même un moyen de paiement. Elle a de la valeur. Si tu es propriétaire d'une souche, c'est la preuve que quelqu'un te dois ce qui est indiqué dessus.
Ainsi si tu es boulangère et qu'on te paie 3 unités sur le bâton de comptage de ton commerce, tu détiens une reconnaissance de dette de 3 unités.
Si par hasard tu dois payer 3 unités au boucher. Et bien au lieu d'attendre que ton débiteur te paie ce qu'il te dois, tu peux toi même donner ta souche au boucher.
Payer avec des reconnaissances de dette c'est très courant. C'est ce que l'on fait à chaque fois avec un virement bancaire. Car ce qui est sur un compte bancaire n'est rien d'autre qu'une dette que la banque a envers son client.
C'est ça la magie de la "monnaie", c'est qu'à partir de rien, on crée un contrat qui enregistre une dette. La reconnaissance de dette sert de monnaie d'échange. On visualise bien ça avec un bâton de comptage. Mais c'est pareil avec un compte en banque et c'est important de le comprendre.
Ça signifie que rembourser toutes les dettes revient à détruire toute la monnaie !
(On brûle le bâton de comptage, une fois la dette remboursée)
Comment décoder ce qui est inscrit sur un bâton de comptage ?
Un bâton de comptage est un contrat. Tout comme sur un contrat papier il est possible d'écrire dans une langue ou dans une autre, sur un bâton de comptage, on peut écrire des codes différents pour enregistrer les informations du contrat.
La manière la plus simple, c'est de faire 1 encoche pour une unité. Mais ça fait vite beaucoup de coches pour les grands nombres.
J'ai testé une convention qui me semble plausible:
- une encoche droite simple = 1 unité
- une encoche en V = 10 unités
- une encoche large = 100 unités.
Puis en regardant mes encoches je me suis dis que ça ressemble beaucoup aux chiffres romains !!
Peut être que c'est là une origine des chiffres romains ?
- une encoche droite = 1 unité
- une encoche en V = 5 unités
- une encoche en X = 10 unités
- ... etc..
J'ai vu ce genre de code sur des bâtons de comptage. C'est peut être une piste intéressante !
En Angleterre, il y a le livre "Dialogue of the Exchequer" qui décrit le code à utiliser sur les bâtons de comptage royaux. (Tally sticks)
"La manière de couper est la suivante:
En haut du bâton de comptage, on fait une entaille de l'épaisseur de la paume de la main pour représenter mille livres ; puis cent livres par une entaille de la largeur du pouce ; vingt livres de la largeur de l'auriculaire ; une seule livre de la largeur d'un grain d'orge gonflé ; un shilling plus étroit qu'un penny est marqué par une seule entaille sans enlever de bois".
Pour voir le texte intégral de "Dialogue concerning the Exchequer"
Code de durée de temps d'arrosage sur des bâtons de comptage
Dans le contexte des bisses valaisans. Il y a des bâtons de comptage qui indiquent les droits d'eau qui sont liés à des familles liées à des terrains.
Ainsi il y a des marques qui indiquent des durées d'utilisation d'une certaine proportion du débit du bisse. (Par exemple 1h pour 1/4 du bisse)
Voici quelques autres exemples de comptage de temps pour les droits d'eau.
Utilisation de bâtons comme contrats et règlements
On voit avec l'exemple des bisses (aqueduc d'amenée d'eau dans les montagnes du Valais) que les bâtons de comptage sont quelques choses qui va au delà de la notion de monnaie et de moyen de paiement.
On est ici dans les véritables fondement de l'éco-nomie, soit étymologiquement: les règles de la maison.
La monnaie, les reconnaissances de dette, sont une partie de règles qui régissent une communauté, mais il y a en a de nombreuses autres non monétaires.
Par exemple le fait qu'un propriétaire de vache mette ses vaches à l'alpage et il veut en récupérer le même nombre lors de la désalpe, mais aussi surtout, il veut récupérer la production de fromage qui lui revient !
Les consortages pour gérer des biens communs
Depuis le moyen âge on trouve des communautés qui se sont organisées pour gérer des "Biens communs". Il s'agit souvent de droits d'eau, de droits liés aux pâturages et aux fromages produits, ainsi que des accès au bois d'une forêt, ou l'entretient de chemins et de four à pain.
Dans les régions alpines il existent encore plusieurs de ces organisations communautaires.
De nos jours, en économie, on oppose souvent la propriété privée et la propriété publique. Mais on oublie souvent la forme intermédiaire, soit la propriété en Biens communs. Ce n'est pas public... mais ce n'est pas une propriété exclusive. C'est une propriété d'une organisation.
En Valais on utilise souvent le terme de "Consortage".
Par exemple le consortage du bisse d'Ayent est propriétaire de l'eau de la rivière et de l'eau qui coule dans le bisse. Seuls les membres du consortage, les consorts, ont le droit de l'utiliser. Ça a été le fruit d'une grande bataille juridique quand une société a voulu s'approprier l'eau de la rivière pour la turbiner et en faire de l'électricité.
C'est un texte de 1448 (toujours valable), signé par l'évêque de Sion de l'époque qui a prouvé les droits du consortage. La société hydroélectrique a donc du acheter le droit d'utiliser une partie de l'eau sans porter préjudice au bisse.
On voit par là que le consortage est un système très durable. Celà fait 572 ans que le consortage gère l'accès à l'eau dans cette région !
Les biens communs reviennent un peu à la mode. Ceci se voit notamment avec le (faux) "prix Nobel" d'économie donné à Elinor Ostrom en 2009 pour ses travaux sur les biens communs, notamment dans la gestion des consortages haut-valaisans.
Les "tachères" des bâtons pour enregistrer des règles
Dans des règles communautaires, il n'y a pas que des droits, mais il y a aussi des devoirs. On parle de tâches. C'est notamment l'entretien des bisses et les travaux collectifs.
Ces tâches, et qui doit les effectuer, sont enregistrées sur des bâtons que l'on nomme des "tachères" ou en allemand des "tesseln". (Kehrtesseln ou Wassertesseln)
Encore une fois je vois un lien entre cette manière de fonctionner séculaire des consortages et l'épicerie coopérative participative.
On est tous co-propriétaire de notre épicerie et l'on a tous des droits de consommer les produits avec des avantages, mais on a aussi des devoirs, celui de travailler l'équivalent de 3h par mois pour faire tourner l'épicerie.
Au passage, voici mon guide pour aider à démarrer une épicerie coopérative participative.
Les marques de familles, des signes distinctifs pour identifier une famille ou un individu
La personne où la famille qui doit effectuer la tâche est indiquée sur le bâton avec une "marque de famille" ou "marque domestique".
Les gens étaient souvent illettrés, ainsi ce sont des dessins qui désignent les familles. Sur un bâton de comptage on retrouve aussi une marque de famille pour savoir à qui appartient le compte, qui est le créancier et qui est le débiteur.
Dans mes essais de fabrication de bâtons de comptage, j'ai reproduis des marques de famille en marquant le bois avec un clou de fer à cheval chauffé dans mon fourneau à bois. J'ai ainsi réalisé une pyrogravure qui semble plausible.
Je me suis inspiré de marques que l'on retrouve sur un panneau de marques de famille de la commune de Münster dans le haut valais.
Voici le panneau en entier:
Beaucoup de mots liés à la monnaie ont pour origine le bâton de comptage
L'étymologie de beaucoup de mots liés à la monnaie vient des bâtons de comptage.
Pourquoi est-ce que l'on parle de "débiter" un compte, comme on débite un tronc ?
Pourquoi est-ce que l'on a une "souche" sur un chéquier ?
En anglais, "souche" se dit "Stock".... et donc créer un marché d'échange de souches, c'est le "Stock exchange"... la bourse !
L'actionnaire se dit en anglais: Stockholder, soit le détenteur de la souche !
Le bâton de comptage a été traité de "chèque en bois" par les tenants de la monnaie métallique.
La "taille" un impôt dont le nom vient du bâton de comptage
Les bâtons de comptage étaient également utilisés pour les impôts.
En Angleterre, il existe encore des bâtons de comptage du 13ème siècle. Souvent le texte était écrit en latin, voir même en hébreux !!
Comme celui-ci:
"De Solomon fils d'Isaac, taille de 20'000 marks" avec le montant inscrit de ‘¾’ et daté de 1293-94.
Le mot "taille" est le nom d'une forme d'impôt direct. (en anglais Tallage) On voit tout de suite que le nom de cet impôt provient du nom du bâton de comptage sur lequel on inscrit le paiement !
Ce bâton de comptage qui montre aussi l'acharnement des rois de l'époque à taxer plus lourdement les juifs..... C'est par ici pour en savoir plus...
La taille était un impôt très impopulaire, car il était arbitraire et les nobles et le clergé en était exemptés !
La malédiction du bâton de comptage sur ceux qui veulent le faire disparaitre
En 1694, un nouveau système arrive. C'est la création de la banque d'Angleterre. C'est une société privée qui va prêter au gouvernement £ 1,25 million. Une partie de cette sommes est prêté en or et une autre partie est enregistrée sur des bâtons de comptage. (A013/1)
Comme le remboursement tarde, ça arrange le gouvernement de ne pas rembourser. Les propriétaires de la banque d'Angleterre acceptent, en échange que la banque centrale reçoive le monopole de titrisation de cette dette en billet de banque. (En 1826 avec le Bank Charter Act)
Ainsi plus besoin de rembourser... et la banque centrale peut émettre des billets, faire tourner la planche à billet...
Le système des bâtons de comptage était très populaire en Angleterre. Il a commencé avec le règne du roi Henri 1er au XIème siècle.
Les bâtons de comptage étant acceptés comme moyen de paiement pour les impôts royaux. Le système était largement répandu.
En 1834 le poste de "Caissier de l'échiquier" (Teller of the Receipt of the Exchequer) a été supprimé. Marquant ainsi la fin du système de bâton de comptage en Angleterre.
Pour la petite histoire, l'échiquier, c'est un nom qui désigne, dans le duché de Normandie et en Angleterre, une sorte de "chambre des comptes". Le nom vient du fait que les comptables de l'époque utilisaient un plateau avec un damier comme celui d'un jeu d'échec pour aligner des jetons et faire leur comptabilité. C'est un moyen très visuel et pragmatique pour faire des calculs. C'est plus simple que notre manière actuelle d'écrire sur du papier.
Le bureau du caissier supprimé... il a fallu brûler les bâtons de comptage... et là c'est le drame !
En 1834, le fourneau du palais de Westminster débordant de bâtons de comptage a mis le feu au palais entier. Provoquant un des plus grand incendie de Londres. Le peintre Turner en a fait un célèbre tableau.
Un moyen de paiement low-tech qui assure une résilience à l'effondrement
De nos jours le bâton de comptage a disparu. Mais un jour, il reviendra peut être ?
Par exemple, en cas de coupure prolongée d'électricité, que deviennent nos comptes en banque ? Que deviennent les blockchains ?
Le bâton de comptage lui, ne craint pas le blackout électrique. Il fonctionne toujours. Souviens toi de ça.....
Il est donc temps de passer à la pratique, je te montre dans cette vidéo comment réaliser un bâton de comptage.
« Rembourser toutes les Dettes revient à détruire toute la monnaie! » 🙂 Eurêka!
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Question concernant les paiements par reconnaissance de dette dans le contexte du bâton de comptage:
Si la boulangère donne une souche au boucher pour le payer, comment le boucher s’assure-t-il que la souche est authentique? Il ne voit pas la partie du débiteur (l’échantillon), donc la boulangère pourrait tricher et rajouter des coches sur la souche.
J’imagine que ça fonctionne si c’est dans une petite communauté et que les gens ont une réputation à garder. Y a-t-il des abus?
Yop !
En effet, le système de base c’est des reconnaissances de dettes nominatives. C’est un réseau entre individus.
Mais la dérive, c’est de commencer à avoir confiance dans la reconnaissance de dette sans vérifier le lien véritable qu’il symbolise. De mettre sa confiance dans le support et plus dans la communauté. (Dans les systèmes économiques, tout est question de confiance, mais cette confiance se déplace suivant les systèmes)
Donc en effet, si la souche se balade sans l’échantillon. Il est possible de tricher. Il est même possible de créer de fausse souches !
Très bonne question. Maintenant à moi de t’en poser pour élargir ta conscience sur la portée de ce problème !!
Le principe de mettre sa confiance dans le support et pas dans la communauté c’est exactement le même principe pour les moyens de paiement les plus courants de nos jours.
Quand tu paies avec un billet de CHF 20.- est ce que tu vérifies que la BNS a bien la contrepartie de cette dette, et que ce n’est pas créé à partir de rien ?
(l’initiative monnaie pleine proposais justement de créer la monnaie de la BNS à partir de rien…)
Quand on te verse ton salaire par un virement bancaire, est-ce que tu vérifies que la reconnaissance de dette qu’on t’as transférée correspond bien à une dette qui a été contractée qq part ? …. ou est ce que tu fais confiance à la banque qu’elle n’a pas sorti de nulle part ces chiffres à son propre profit ??
Cette situation est totalement équivalente à celle de la boulangère qui donne une souche au boucher dans l’exemple dans l’article ci-dessus avec le bâton de comptage.
Est-ce que le système bancaire de monnaie dette fonctionne seulement dans une petite communauté ?
Qu’est-ce qui me garanti que la banque ne va pas inventer des chiffres à son propre profit entre deux bilans publiés ?
(si tu écoutes Kerviel, c’est bien ce qu’il a fait… Si tu te fie à l’audit des banques islandaises faite suite à leur faillite en 2008… 80% des crédits étaient accordés au propriétaires même des banques..)
Encore une fois tout est question de confiance ! En quoi, en qui tu as confiance ?
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